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des notions innées

mords de conscience, par exemple lorsqu’on prend les villes d’assaut, les soldats commettent sans scrupules les plus méchantes actions ; des nations polies ont exposé leurs enfants, quelques Caribes châtrent les leurs pour les engraisser et les manger. Garcilasso de la Vega[1] rapporte que certains peuples de Pérou prenaient des prisonnières pour en faire des concubines, et nourrissaient les enfants jusqu’a l’age de treize ans, après quoi ils les mangeaient, et traitaient de même les mères dès qu’elles ne faisaient plus d’enfants. Dans le voyage de Baumgarten, il est rapporté qu’il y avait un santon en Égypte, qui passait pour un saint homme, eo quod non fœminarum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque mularum.

Th. La science morale (outre les instincts comme celui qui fait suivre la joie et fuir la tristesse) n’est pas autrement innée que l’arithmétique, car elle dépend aussi de démonstrations que la lumière interne fournit. Et comme les démonstrations ne sautent pas d’abord aux yeux, ce n’est pas grande merveille, si les hommes ne s’aperçoivent pas toujours et d’abord de tout ce qu’ils possèdent en eux, et ne lisent pas assez promptement les caractères de la loi naturelle, que Dieu, selon saint Paul, a gravée dans leur esprit. Cependant comme la morale est plus importante que l’arithmétique, Dieu a donné à l’homme des instincts qui portent d’abord et sans raisonnement à quelque chose de ce que la raison ordonne. C’est comme nous marchons suivant les lois de la mécanique sans penser à ces lois, et comme nous mangeons non seulement parce que cela nous est nécessaire, mais encore et bien plus parce que cela nous fait plaisir. Mais ces instincts ne portent pas à l’action d’une manière invincible ; on y résiste par des passions, on les obscurcit par des préjugés et on les altère par des coutumes contraires. Cependant on convient le plus souvent de ces instincts de la conscience et on les suit même quand de plus grandes impressions ne les surmontent. La plus grande et la plus saine partie du genre humain leur rend témoignage. Les Orientaux et les Grecs ou Romains, la Bible et l’Aleoran conviennent en cela ; la police des Mahométans a coutume de punir ce que Baumgarten rapporte, et il faudrait être aussi abruti que les sauvages américains pour approuver leurs coutumes, pleines d’une

  1. Garcillasso de La Vega (1540-1618), fils d’une princesse Inca et d’un compagnon de Pizarre ; Histoire générale du Pérou (Cordoue, 1607).