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parées de la matière, et qu’on retomberait ainsi dans ce qu’on a voulu éviter, surtout si ces gouttes gardent quelque reste de leur état précédent ou ont encore quelques fonctions et pourraient même acquérir des plus sublimes dans cet océan de la divinité ou de l’esprit universel. Que si l’on veut que ces âmes réunies à Dieu soient sans aucune fonction propre, on tombe dans une opinion contraire à la raison et à toute la bonne philosophie, comme si aucun être subsistant pouvait jamais parvenir un état où il est sans aucune fonction ou impression. Car une chose jointe à une autre ne laisse pas d’avoir ses fonctions particulières, lesquelles jointes avec les fonctions des autres en font résulter les fonctions du tout, autrement le tout n’en aurait aucune si les parties n’en avaient point. Outre que j’ai montré ailleurs que chaque être garde parfaitement toutes les impressions qu’il a reçues, quoique ces impressions ne soient plus remarquables à part, parce qu’elles sont jointes avec tant d’autres. Ainsi l’âme, réunie à l’océan des âmes, demeurerait toujours l’âme particulière qu’elle a été, mais séparée.

Ce qui montre qu’il est plus raisonnable et plus conforme à l’usage de la nature de laisser subsister les âmes particulières dans les animaux mêmes et non pas au dehors en Dieu, et ainsi de conserver non seulement, mais encore l’animal, comme je l’ai expliqué, ci-dessus et ailleurs ; et de laisser ainsi les âmes particulières demeurer toujours en fonction, c’est-à-dire dans des fonctions particulières qui leur conviennent et qui contribuent à la beauté et à l’ordre de l’univers, au lieu de les réduire au sabbat des quiétistes en Dieu, c’est-à-dire à un état de fainéantise et d’inutilité. Car quant à la vision béatifique des âmes bienheureuses, elle est compatible avec les fonctions de leurs corps glorifiés, qui ne laisseront pas d’être organiques à leur manière.

Mais si quelqu’un veut soutenir qu’il n’y a point d’âmes particulières du tout, pas même maintenant, lorsque la fonction du sentiment et de la pensée se fait avec l’aide des organes, il sera réfuté par notre expérience, qui nous enseigne, ce me semble, que nous sommes quelque chose en notre particulier, qui pense, qui s’aperçoit, qui veut, et que nous sommes distingués d’un autre qui pense et qui veut autre chose.

Autrement on tombe dans le sentiment de Spinosa, ou de quelques auteurs semblables, qui veulent qu’il n’y ait qu’une seule substance, savoir Dieu, qui pense, croit et veut l’un en moi, mais qui pense,