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Ceux qui niaient les âmes particulières croyaient par là se tirer de toute la difficulté, mais c’est couper le nœud au lieu de le résoudre, et il n’y a point de force dans un argument qu’on ferait ainsi : on a varié dans l’explication d’une doctrine, donc toute la doctrine est fausse. C’est la manière de raisonner des sceptiques, et si elle était recevable, il n’y aurait rien qu’on ne pourrait rejeter. Les expériences de notre temps nous portent à croire que les âmes et même les animaux ont toujours existé, quoique en petit volume, et que la génération n’est qu’une espèce d’augmentation, et de cette manière toutes les difficultés de la génération des âmes et formes disparaissent. On ne refuse cependant pas à Dieu le droit de créer des âmes nouvelles, ou de donner un plus haut degré de perfection à celles qui sont déjà dans la nature, mais on parle de ce qui est ordinaire dans la nature, sans entrer dans l’économie particulière de Dieu à l’égard des âmes humaines, qui peuvent être privilégiées puisqu’elles sont infiniment au-dessus de celles des animaux. Ce qui a contribué beaucoup aussi, à mon avis, à faire donner des personnes ingénieuses dans la doctrine de l’esprit universel unique, c’est que les philosophes vulgaires débitaient une doctrine touchant les âmes séparées et les fonctions de l’âme indépendantes du corps et des organes, qu’ils ne pouvaient pas assez justifier ; ils avaient grande raison de vouloir soutenir l’immortalité de l’âme comme conforme aux perfections divines et à la véritable morale, mais, voyant que par la mort les organes, qu’on remarque dans les animaux, se dérangeaient, et étaient corrompus enfin, ils se crurent obligés de recourir aux âmes séparées, c’est-à-dire de croire que l’âme subsistait sans aucun corps et ne laissait pas d’avoir alors ses pensées et fonctions. Et pour le mieux prouver ils tâchaient de faire voir que l’âme, déjà dans cette vie, a des pensées abstraites et indépendantes des idées matérielles. Or ceux qui rejetaient cet état séparé et cette indépendance comme contraire à l’expérience et à la raison, en étaient d’autant plus portés a croire l’extinction de l’âme particulière, et la conservation du seul esprit universel.

J’ai examiné cette matière avec soin, et j’ai montré que véritablement il y a dans l’âme quelques matériaux dépensée ou objets de l’entendement, que les sens extérieurs ne fournissent point, savoir l’âme même et ses fonctions (nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu, nisi ipse intellectus), et ceux qui sont pour l’esprit universel l’accorderont aisément, puisqu’ils le distinguent de la