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l’horloge B le sonne aussi, en sorte que l’on s’imagine que les deux horloges ne soient conduites que par un même poids ou un même ressort. Mais, après tout, à quoi peut servir tout ce grand artifice dans les substances, sinon pour faire croire que les unes agissent sur les autres, quoique cela ne soit pas ? En vérité, il me semble que ce système n’est guère plus avantageux que celui des cartésiens ; et si on a raison de rejeter le leur, parce qu’il suppose inutilement que Dieu considérant les mouvements qu’il produit lui-même dans le corps, produit aussi dans l’âme des pensées qui correspondent à ces mouvements ; comme s’il n’était pas plus digne de lui produire tout d’un coup les pensées et modifications de l’âme, sans qu’il y ait des corps qui lui servent comme de règle et, pour ainsi dire, lui apprennent ce qu’il doit faire ; n’aura-t-on pas sujet de vous demander pourquoi Dieu ne se contente point de produire toutes les pensées et modifications de l’âme ; soit qu’il le fasse immédiatement ou par artifice, comme vous voudriez, sans qu’il y ait des corps inutiles que l’esprit ne saurait ni remuer ni connaître ? jusque-la que quand il n’arriverait aucun mouvement dans ces corps, l’âme ne laisserait pas toujours de penser qu’il y en aurait ; de même que ceux qui sont endormis croient remuer leurs membres et marcher lorsque néanmoins ces membres sont en repos, ne se meuvent point du tout. Ainsi pendant la veille des âmes demeureraient toujours persuadées que leurs corps se mouvraient suivant leurs volontés, quoique pourtant ces masses vaines et inutiles fussent dans l’inaction et demeurassent dans une continuelle léthargie. En vérité, Monsieur, ne voit-on pas que ces opinions sont faites exprès, et que ces systèmes venant après coup n’ont été fabriqués que pour sauver certains principes dont on est prévenu ? En effet, les cartésiens, supposant qu’il n’y a rien de commun entre les substances spirituelles et les corporelles, ne peuvent expliquer comment les unes agissent sur les autres : et par conséquent ils en sont réduits à dire ce qu’ils disent. Mais vous, Monsieur, qui pourriez vous en démêler par d’autres voies, je m’étonne de ce que vous vous embarrassez de leurs difficultés. Car qui est-ce qui ne conçoit qu’une balance étant en équilibre et sans action, si on ajoute un poids nouveau à l’un des côtés, incontinent on voit du mouvement, et l’un des contrepoids fait monter l’autre, malgré l’effort qu’il fait pour descendre. Vous concevez que les êtres matériels sont capables d’efforts et de mouvement ; et il s’ensuit fort naturellement que le plus grand effort doit surmonter le plus faible.