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substantielle. » Afin que cette conclusion fût bonne, il faudrait avoir auparavant défini substance et substantiel en ces termes : « J’appelle substance et substantiel ce qui a une vraie unité. » Mais comme cette définition n’a pas encore été reçue, et qu’il n’y a point de philosophe qui n’ait autant de droit de dire : « J’appelle substance ce qui n’est point modalité ou manière d’être, » et qui ensuite ne puisse soutenir que c’est un paradoxe de dire qu’il n’y a rien de substantiel dans un bloc de marbre, puisque ce bloc de marbre n’est point la manière d’être d’une autre substance ; et que tout ce que l’on pourrait dire est que ce n’est pas une seule substance, mais plusieurs substances jointes ensemble machinalement. Or c’est, ce me semble, un paradoxe, dira ce philosophe, qu’il n’y ait rien de substantiel dans ce qui est plusieurs substances. Il pourra ajouter qu’il comprend encore moins ce que vous dites, « que les corps seraient sans doute quelque chose d’imaginable et d’apparent seulement, s’il n’y avait que de la matière et ses modifications ». Car vous ne mettez que de la matière et ses modifications dans tout ce qui n’a point d’âme ou de forme substantielle, indivisible, indestructible et ingénérable, et ce n’est que dans les animaux que vous admettez de ces sortes de formes. Vous seriez donc obligé de dire que tout le reste de la nature est quelque chose d’imaginaire et d’apparent seulement ; et à plus forte raison, vous devriez dire la même chose de tous les ouvrages des hommes.

Je ne saurais demeurer d’accord de ces dernières propositions. Mais je ne vois aucun inconvénient de croire que dans toute la nature corporelle il n’y a que des machines et des agrégés[1] des substances, parce qu’il n’y a aucune de ces parties dont on puisse dire en parlant exactement que c’est une seule substance. Cela fait voir seulement ce qu’il est très bon de remarquer comme a fait saint Augustin, que la substance qui pense ou spirituelle est en cela beaucoup plus excellente que la substance étendue ou corporelle, qu’il n’y a que la spirituelle qui ait une vraie unité, et un vrai moi, ce que n’a point la corporelle. D’où il s’ensuit qu’on ne peut alléguer cela pour prouver que l’étendue n’est point l’essence du corps, parce qu’il n’aurait point de vraie unité, s’il avait l’étendue pour son essence, puisqu’il peut être de l’essence du corps de n’avoir

  1. Leibniz a mis en note ici : « S’il y a des agrégés de substances, il faut qu’il y ait aussi de véritables substances dont tous les agrégés soient faits. »