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nouveaux essais sur l’entendement

ont passé, et de revoir des comptes arrêtés (autrement il faudrait être perpétuellement en inquiétude, ce qui serait d’autant plus intolérable, qu’on ne saurait toujours garder les notices des choses passées) ; néanmoins on est reçu quelquefois, sur de nouvelles lumières, à se pourvoir en justice et à obtenir même ce qu’on appelle restitution in integrum contre ce qui a été réglé ; de même dans nos propres affaires, surtout dans les matières fort importantes où il est encore permis de s’embarquer ou de reculer, et où il n’est point préjudiciable de suspendre l’exécution et d’aller bride en main, les arrêts de notre esprit, fondés sur des probabilités, ne doivent jamais tellement passer in rem judicatam, comme les jurisconsultes l’appellent, c’est-à-dire pour établis, qu’on ne soit disposé à la révision du raisonnement lorsque de nouvelles raisons considérables se présentent à l’encontre. Mais quand il n’est plus temps de délibérer, il faut suivre le jugement qu’on fait avec autant de fermeté que s’il était infaillible, mais non pas toujours avec autant de rigueur[1].

§ 4. Ph. Puis donc que les hommes ne sauraient éviter de s’exposer à l’erreur en jugeant et d’avoir de divers sentiments, lorsqu’ils ne sauraient regarder les choses par les mêmes côtés, ils doivent conserver la paix entre eux et les devoirs d’humanité, parmi cette diversité d’opinions, sans prétendre qu’un autre doive changer promptement sur nos objections une opinion enracinée, surtout s’il y a lieu de se figurer que son adversaire agit par intérêt ou ambition, ou par quelque autre motif particulier. Et le plus souvent ceux qui voudraient imposer aux autres la nécessité de se rendre à leurs sentiments n’ont guère bien examiné les choses. Car ceux qui sont entrés assez avant dans la discussion pour sortir du doute sont en si petit nombre et trouvent si peu de sujet de condamner les autres, qu’on ne doit s’attendre à rien de violent de leur part.

Th. Effectivement ce qu’on a le plus droit de blâmer dans les hommes, ce n’est pas leur opinion, mais leur jugement téméraire à blâmer celle des autres, comme s’il fallait être stupide ou méchant pour juger autrement qu’eux ; ce qui, dans les auteurs de ces passions et haines qui les répandent parmi le public, est l’effet d’un esprit hautain et peu équitable qui aime à dominer et ne peut point souffrir

  1. « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serais une fois déterminé que si elles eussent été très assurées. » Descartes, (Discours de la Méthode, 3e partie). P. J.