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nouveaux essais sur l’entendement

néant, on peut supposer avec la même facilité la création de toute autre substance, excepté le créateur lui-même.

Th. Vous m’avez fait un vrai plaisir, Monsieur, de me rapporter quelque chose d’une pensée profonde de votre habile auteur, que sa prudence trop scrupuleuse a empêché de produire tout entière. Ce serait grand dommage s’il la supprimait et nous laissait là, après nous avoir fait venir l’eau à la bouche. Je vous assure, Monsieur, que je crois qu’il y a quelque chose de beau et d’important caché sous cette manière d’énigme [1]. La substance en grosses lettres pourrait faire soupçonner qu’il conçoit la production de la matière comme celle des accidents, qu’on ne fait point de difficulté de tirer du néant : et distinguant sa pensée singulière « de la philosophie, qui est présentement fondée dans le monde, ou dans cet endroit de la terre », je ne sais s’il n’a pas eu en vue les platoniciens, qui prenaient la matière pour quelque chose de fuyant et de passager, à la manière des accidents, et avaient toute une autre idée des esprits et des âmes.

§ 19. Ph. Enfin, si quelques-uns nient la création, par laquelle les choses sont faites de rien, parce qu’ils ne la sauraient concevoir, notre auteur, écrivant avant qu’il ait su votre découverte sur la raison de l’union de l’âme et du corps, leur objecte qu’ils ne comprennent pas comment les mouvements volontaires sont produits dans les corps par la volonté de l’âme et ne laissent pas de le croire, convaincus par l’expérience ; et il réplique avec raison à ceux qui répondent que l’âme ne pouvait produire un nouveau mouvement, produit seulement une nouvelle détermination des esprits animaux, il leur réplique, dis-je, que l’un est aussi inconcevable que l’autre. Et rien ne peut être mieux dit que ce qu’il ajoute à cette occasion, que vouloir borner ce que Dieu peut faire, à ce que nous pouvons comprendre, c’est donner une étendue infinie à notre compréhension, ou faire Dieu lui-même fini.

Th. Quoique maintenant la difficulté sur l’union de l’âme et du corps soit levée, à mon avis, il en reste ailleurs. J’ai montré à posteriori par l’harmonie préétablie que toutes les monades ont reçu leur origine de Dieu et en dépendent. Cependant on n’en saurait

  1. M.  Coste l’a expliqué, d’après le chevalier Newton, dans la remarque ii au § 18 de ce chapitre. Édition de Locke d’Amsterdam de 1755, p.  523. (Note de Raspe, dans son édition des Nouveaux Essais de 1764.)