Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/43

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
15
préface

que la sujétion que donne le discours d’autrui dont on doit suivre le fil, en faisant des remarques, a fait que je n’ai pu songer à attraper les agréments dont le dialogue est susceptible : mais j’espère que la matière réparera le défaut de la façon.

Nos différends sont sur des sujets de quelque importance. Il s’agit de savoir si l’âme en elle-même est vide entièrement comme des tablettes, où l’on n’a encore rien écrit (tabula rasa) suivant Aristote et l’auteur de l’Essai, et si tout ce qui y est tracé vient uniquement des sens et de l’expérience ? ou si l’âme contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines, que les objets externes réveillent seulement dans les occasions, comme je le crois avec Platon et même avec l’école et avec tous ceux qui prennent dans cette signification le passage de saint Paul (Rom., II, 15) où il marque que la loi de Dieu est écrite dans les cœurs ? Les Stoïciens appelaient ces principes prolepses, c’est-à-dire des assomptions fondamentales, ou ce qu’on prend pour accordé par avance. Les mathématiciens les appellent notions communes (ϰοινὰς ἐννοίας). Les philosophes modernes leur donnent d’autres beaux noms, et Jules Scaliger[1] particulièrement les nommait semina œternitatis, item Zopyra, comme voulant dire des feux vivants, des traits lumineux, cachés au dedans de nous, que la rencontre des sens et des objets externes fait paraître comme des étincelles que le choc fait sortir du fusil ; et ce n’est pas sans raison qu’on croit que ces éclats marquent quelque chose de divin et d’éternel, qui paraît surtout dans les vérités nécessaires. D’où il naît une autre question, savoir : si toutes les vérités dépendent de l’expérience, c’est-à-dire de l’induction et des exemples ; ou s’il y en a qui ont encore un autre fondement. Car, si quelques événements se peuvent prévoir avant toute épreuve qu’on en ait faite, il est manifeste que nous contribuons par quelque chose du nôtre. Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c’est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or tous les exemples, qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu’il soient, ne suffisent pas pour établir la nécessite universelle de cette même vérité : car il ne suit pas que ce qui est arrive arrivera toujours de

  1. Scaliger (Jules-César) 1484-1568, érudit et philosophe. L’ouvrage qui intéresse le plus la philosophie est le suivant : Exercitationum exotericarum liber ; réfutation du De subtilitate de Cardan.