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de la connaissance

ces unités réelles, c’est-à-dire la perception et ses suites, on est transféré, pour ainsi dire, dans un autre monde, c’est-à-dire dans le monde intelligible des substances, au lieu qu’auparavant on n’a été que parmi les idées des sens. Et cette connaissance de l’intérieur de la matière fait assez voir de quoi elle est capable naturellement, et que toutes les fois que Dieu lui donnera des organes propres à exprimer le raisonnement, la substance immatérielle, qui raisonne ne manquera pas de lui être aussi donnée, en vertu de cette harmonie, qui est encore une suite naturelle des substances. La matière ne saurait subsister sans substances immatérielles, c’est-à-dire sans les unités ; après quoi on ne doit plus demander s’il est libre à Dieu de lui en donner ou non. Et, si ces substances n’avaient pas en elles la correspondance ou l’harmonie dont je viens de parler, Dieu n’agirait pas suivant l’ordre naturel. Quand on parle tout simplement de donner ou d’accorder des puissances, c’est retourner aux facultés nues des écoles, et se figurer des petits êtres subsistants qui peuvent entrer et sortir comme les pigeons d’un colombier. C’est en faire des substances sans y penser. Les puissances primitives constituent les substances mêmes ; et les puissances dérivatives, ou si vous voulez, les facultés ne sont que des façons d’être qu’il faut dériver des substances, et on ne les dérive pas de la matière en tant qu’elle n’est que machine, c’est-à-dire en tant qu’on ne considère par abstraction que l’être incomplet de la matière première, ou le passif tout pur. C’est de quoi je pense que vous demeurerez d’accord, Monsieur, qu’il n’est pas dans le pouvoir d’une machine toute nue de faire naître la perception, sensation, raison. Il faut donc qu’elles naissent. de quelque autre chose substantielle. Vouloir que Dieu en agisse autrement et donne aux choses des accidents qui ne sont pas des façons d’être ou modifications dérivées des substances, c’est recourir aux miracles, et à ce que les écoles appelaient la puissance obédientiale par une manière d’exaltation surnaturelle, comme lorsque certains théologiens prétendent que le feu de l’enfer brûle les âmes séparées ; en quel cas l’on peut même douter si ce serait le feu qui agirait, et si Dieu ne ferait pas lui-même l’effet, en agissant au lieu du feu.

Ph. Vous me surprenez un peu par vos éclaircissements et vous allez au-devant de bien des choses que j’allais vous dire sur les bornes de nos connaissances. Je vous aurais dit que nous ne sommes pas dans