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nouveaux essais sur l’entendement

rendre les receveurs des mines particulières plus attentifs, on a mis une taxe d’amende pécuniaire sur chaque erreur de calcul, et néanmoins il s’en trouve, malgré qu’on en ait. Cependant plus on y apporte de soin, plus on se peut lier aux raisonnements passés. J’ai projeté une manière d’écrire les comptes, en Sorte que celui qui ramasse les sommes des colonnes laisse sur le papier les traces des progrès de son raisonnement, de telle manière qu’il ne fait point de pas inutilement. Il le peut toujours revoir, et corriger les dernières fautes, sans qu’elles influent sur les premières : la révision aussi qu’un autre en veut faire ne coûte presque point de peine de cette manière, parce qu’il peut examiner les mêmes traces à vue d’œil : outre les moyens de vérifier encore les comptes de chaque article, par une sorte de preuve très commode, sans que ces observations augmentent considérablement le travail du compte. Et tout cela fait bien comprendre que les hommes peuvent avoir des démonstrations rigoureuses sur le papier, et en ont sans doute une infinité. Mais, sans se souvenir d’avoir usé d’une parfaite rigueur, on ne saurait avoir cette certitude dans l’esprit. Et cette rigueur consiste dans un règlement dont l’observation sur chaque partie soit une assurance à l’égard du tout ; comme dans l’examen de la chaîne par anneau, où visitant chacun pour voir s’il est ferme, et prenant des mesures avec la main, pour n’en sauter aucun, on est assuré de la bonté de la chaîne, Et par ce moyen on a toute la certitude dont les choses humaines sont capables. Mais je ne demeure point d’accord qu’en mathématiques les démonstrations particulières sur la figure qu’on trace, fournissent cette certitude générale, comme vous semblez le prendre. Car il faut savoir que ce ne sont pas les figures qui donnent la preuve chez les géomètres, quoique le style esthétique le fasse croire. La force de la démonstration est indépendante de la figure tracée, qui n’est que pour faciliter l’intelligence de ce qu’on veut dire et fixer l’attention ; ce sont les propositions universelles, c’est-à-dire, les définitions, les axiomes, et les théorèmes déjà démontrés qui font le raisonnement et le soutiendraient quand la figure n’y serait pas. C’est pourquoi un savant géomètre, comme Scheubelius[1], a donné les figures d’Euclide sans leurs lettres qui les puissent lier avec la démonstration qu’il y joint ; et un autre,

  1. Scheubelius, géomètre du xvie siècle, a publié Euclidis sex libros priores de geometricis principiis, Græce et Latine.