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des mots

§ 6. Ph. Le troisième abus est une obscurité affectée, soit en donnant à des termes d’usage des significations inusitées ; soit en introduisant des termes nouveaux, sans les expliquer. Les anciens sophistes, que Lucien tourne si raisonnablement en ridicule, prétendant parler de tout, couvraient leur ignorance sous le voile de l’obscurité des paroles. Parmi les sectes des philosophes, la péripatéticienne s’est rendue remarquable par ce défaut ; mais les autres sectes, même parmi les modernes, n’en sont pas tout à fait exemptes. Il y a par exemple des gens qui abusent du terme d’étendue et trouvent nécessaire de le confondre avec celui de corps. § 7. La logique ou l’art de disputer, qu’on a tant estimé, a servi à entretenir l’obscurité. § 8. Ceux qui s’y sont adonnés ont été inutiles à la république ou plutôt dommageables. § 9. Au lieu que les hommes mécaniques, si méprisés des doctes, ont été utiles à la vie humaine. Cependant ces docteurs obscurs ont été admirés des ignorants ; et on les a crus invincibles parce qu’ils étaient munis de ronces et d’épines, où il n’y avait point de plaisir de se fourrer : la seule obscurité pouvant servir de défense à l’obsurdité. § 12. Le mal est que cet art d’obscurcir les mots a embrouillé les deux grandes règles des actions de l’homme, la religion et la justice.

Th. Vos plaintes sont justes en bonne partie : il est vrai cependant qu’il y a, mais rarement, des obscurités pardonnables, et même louables : comme lorsqu’on fait profession d’être énigmatique, et que l’énigme est de saison. Pythagore en usait ainsi, et c’est assez la manière des Orientaux. Les alchimistes, qui se nomment adeptes, déclarent ne vouloir être entendus que des fils de l’art. Mais cela serait bon si ces fils de l’art prétendus avaient la clef du chiffre. Une certaine obscurité pourrait être permise : cependant il faut qu’elle cache quelque chose, qui mérite d’être deviné et que l’énigme soit déchiffrable. Mais la religion et la justice demandent des idées claires. Il semble que le peu d’ordre qu’on y a apporté en les enseignant, en a rendu la doctrine embrouillée ; et l’indétermination des termes y est peut-être plus nuisible que l’obscurité. Or, comme la logique est l’art qui enseigne l’ordre et la liaison des pensées, je ne vois point de sujet de la blâmer. Au contraire, c’est faute de logique que les hommes se trompent.

§ 14. Ph. Le quatrième abus est qu’on prend les mots pour des choses, c’est-à-dire qu’on croit que les termes répondent à l’assence réelle des substances. Qui est-ce qui, ayant été élève dans la philo-