Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/287

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
259
des mots

sées, et c’est pourtant de quoi il s’agit dans le monde idéal qu’on distingue du monde existant. L’existence réelle des êtres qui ne sont point nécessaires est un point de fait ou d’histoire : mais la connaissance des possibilités et des nécessités (car nécessaire est, dont l’opposé n’est point possible) fait les sciences démonstratives.

Ph. Mais y a-t-il plus de liaison entre les idées de tuer et de l’homme qu’entre les idées de tuer et de la brebis ? Le parricide est-il composé de notions plus liées que l’infanticide ? et ce que les Anglais appellent stabbing, c’est-à-dire un meurtre par estocade, ou en frappant de la pointe, qui est plus grief chez eux que lorsqu’on tue en frappant du tranchant de l’épée, est-il plus naturel pour avoir mérité un nom et une idée qu’on n’a point accordée, par exemple, à l’acte de tuer une brebis ou de tuer un homme en taillant ?

Th. S’il ne s’agit que des possibilités, toutes ces idées sont également naturelles. Ceux qui ont vu tuer des brebis ont eu une idée de cet acte dans la pensée, quoiqu’ils ne lui aient point donné de nom, et ne l’aient point daigné honorer[1] de leur attention. Pourquoi donc se borner aux noms, quand il s’agit des idées mêmes, et pourquoi s’attacher à la dignité des idées des modes mixtes, quand il s’agit de ces idées en général ?

§ 9. Ph. Les hommes formant arbitrairement diverses espèces de modes mixtes, cela fait qu’on trouve des mots dans une langue auxquels il n’y a aucun dans une autre langue qui leur réponde. Il n’y a point de mots dans d’autres langues qui répondent au mot versura usité parmi les Romains, ni à celui de corban dont se servaient les Juifs. On rend hardiment, dans les mots latins hora, pes, et libra, par ceux d’heure, de pied et de livre ; mais les idées du Romain étaient fort différentes des nôtres.

Th. Je vois que bien des choses que nous avons discutées quand il s’agissait des idées mêmes et de leurs espèces, reviennent maintenant à la faveur des noms de ces idées. La remarque est bonne quant aux noms et quant aux coutumes des hommes, mais elle ne change rien dans les sciences et dans la nature des choses ; il est vrai que celui qui écrirait une grammaire universelle ferait bien de passer de l’essence des langues à leur existence, et de comparer les grammaires de plusieurs langues : de même qu’un auteur qui voudrait écrire une jurisprudence universelle tirée de la raison, ferait bien d’y joindre

  1. Gehrardt : quoiqu’ils ne lui aient point daigné de leur attention.