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nouveaux essais sur l’entendement

§ 2. Ph. Ce dessein est de conséquence, mais à présent il est temps de quitter le matériel des mots et de revenir au formel, c’est-à-dire à a signification, qui est commune aux différentes langues. Or, vous m’accorderez premièrement, Monsieur, que, lorsqu’un homme parle à un autre, c’est de ses propres idées qu’il veut donner des signes, les mots ne pouvant être appliqués par lui à des choses qu’il ne connaît point. Et, jusqu’à ce qu’un homme ait des idées de son propre fonds, il ne saurait supposer qu’elles sont conformes aux qualités des choses ou aux conceptions d’un autre.

Th. Il est vrai pourtant qu’on prétend de désigner bien souvent plutôt ce que d’autres pensent que ce qu’on pense de son chef comme il n’arrive que trop aux laïques, dont la foi est implicite. Cependant j’accorde qu’on entend toujours quelque chose de général, quelque sourde et vide d’intelligence que soit la pensée ; et on prend garde du moins de ranger les mots selon la coutume des autres, se contentant de croire qu’on pourrait en apprendre le sens au besoin. Ainsi on n’est quelquefois que le truchement des pensées, ou le porteur de la parole d’autrui, tout comme serait une lettre ; et même on l’est plus souvent qu’on ne pense.

§ 3. Ph. Vous avez raison d’ajouter qu’on entend toujours quelque chose de général, quelque idiot qu’on soit. Un enfant, n’ayant remarque dans ce qu’il entend nommer or qu’une brillante couleur jaune, donne le nom d’or à cette même couleur qu’il voit dans la queue d’un paon ; d’autres ajouteront la grande pesanteur, la fusibilité, la malléabilité.

Th. Je l’avoue, mais souvent l’idée qu’on a de l’objet dont on parle est encore plus générale que celle de cet enfant, et je ne doute point qu’un aveugle ne puisse parler pertinemment des couleurs et faire une harangue à la louange de la lumière qu’il ne connaît pas, parce qu’il en a appris les effets et les circonstances.

§ 4. Ph. Ce que vous remarquez est très vrai. Il arrive souvent que les hommes appliquent davantage leurs pensées aux mots qu’aux choses, et parce qu’on a appris la plupart de ces mots avant de connaître les idées qu’ils signifient, il y a non seulement des enfants, mais des hommes faits qui parlent souvent comme des perroquets. Cependant les hommes prétendent ordinairement de marquer leurs pensées et de plus ils attribuent aux mots un secret rapport aux idées d’autrui et aux choses mêmes. Car, si les sons étaient attribués à une autre idée par celui avec qui nous nous