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nouveaux essais sur l’entendement

l’homme a naturellement ses organes façonnés en sorte qu’il sont propres à former des sons articulés, que nous appelons mots.

Th. Pour ce qui est des organes, les singes les ont en apparence aussi propres que nous à former la parole, cependant il ne s’y trouve point le moindre acheminement. Ainsi il faut qu’il leur manque quelque chose d’invisible. Il faut considérer aussi qu’on pourrait parler, c’est-à-dire se faire entendre par les sons de la bouche sans former des sons articulés, si on se servait des tons de musique pour cet effet ; mais il faudrait plus d’art pour inventer un langage des tons, au lieu que celui des mots a pu être formé et perfectionné peu à peu par des personnes qui se trouvent dans la simplicité naturelle. Il y a cependant des peuples, comme les Chinois, qui par le moyen de tons et accents varient leurs mots, dont ils n’ont qu’un petit nombre. Aussi était-ce la pensée de Golius[1], célèbre mathématicien et grand connaisseur des langues, que leur langue est artificielle, c’est-à-dire qu’elle a été inventée tout à la fois par quelque habile homme pour établir un commerce de paroles entre quantités de nations différentes ; qui habitaient ce grand pays que nous appelons la Chine, quoique cette langue pourrait se trouver altérée maintenant par le long usage.

§ 2. Ph. Comme les Ourangs-Outangs et autres singes ont les organes sans former des mots, on peut dire que les perroquets et quelques autres oiseaux ont les mots sans avoir de langage, car on peut dresser ces oiseaux et plusieurs autres à former des sons assez distincts ; cependant ils ne sont nullement capables de langue. Il n’y a que l’homme qui soit en état de se servir de ces sons comme des signes des conceptions intérieures, afin que par là elles puissent être manifestées aux autres.

Th. Je crois qu’en effet sans le désir de nous faire entendre nous n’aurions jamais formé de langage ; mais étant formé il est encore à l’homme à raisonner à part soi, tant par le moyen que les mots lui donnent de se souvenir des pensées abstraites, que par l’utilité qu’on trouve en raisonnant à se servir des caractères et de pensées sourdes ; car il faudrait trop de temps, s’il fallait tout expliquer et toujours substituer les définitions à la place des termes.

§ 3. Ph. Mais, comme la multiplication des mots en aurait confondu l’usage, s’il eût fallu un nom distinct pour désigner chaque chose

  1. Goll ou Golius (1596-1667), naturaliste et mathématicien, célèbre professeur à l’Université de Leyd.