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nouveaux essais sur l’entendement

qui affecte deux différents corps, et ces consciences qui affectent le même corps en différents temps, appartiennent l’une à la même substance immatérielle et les deux autres à deux distinctes substances immatérielles, qui introduisent ces diverses consciences dans ces corps-là, puisque l’identité personnelle serait également déterminée par la conscience, soit que cette conscience fût attachée il quelque substance individuelle, immatérielle ou non. De plus, une chose immatérielle qui pense doit quelquefois perdre de vue sa conscience passée et la rappeler de nouveau. Or supposez que ces intervalles de mémoire et d’oubli reviennent partout le jour et la nuit, dès la vous avez deux personnes avec le même esprit immatériel. D’où il s’ensuit que le soi n’est point déterminé par l’identité ou la diversité de substance, dont on ne peut être assuré, mais seulement par l’identité de la conscience.

Th. J’avoue que, si toutes les apparences étaient changées et transférées d’un esprit sur un autre, ou si Dieu faisait un échange entre deux esprits, donnant le corps visible et les apparences et consciences de l’un in l’autre, l’identité personnelle, au lieu d’être attachée à celle de la substance suivrait les apparences constantes, que la morale humaine doit avoir en vue : mais ces apparences ne consisteront pas dans les seules consciences, et il faudra que Dieu fasse l’échange non seulement des aperceptions ou consciences des individus en question, mais aussi des apparences qui se présentent aux autres à l’égard de ces personnes, autrement il y aurait contradiction entre les consciences des uns et le témoignage des autres, ce qui troublerait l’ordre des choses morales. Cependant il faut qu’on m’avoue aussi que le divorce entre le monde insensible et sensible, c’est-à-dire entre les perceptions insensibles qui demeureront aux mêmes substances et les aperceptions qui seraient échangées, serait un miracle, comme lorsqu’on suppose que Dieu fait du vide ; car j’ai dit ci-dessus pourquoi cela n’est pas conforme à l’ordre naturel. Voici une autre supposition bien plus convenable. Il se peut que dans un autre lieu de l’univers ou dans un autre temps il se trouve un globe qui ne diffère point sensiblement de ce globe de la terre ou nous habitons, et que chacun des hommes qui l’habite ne diffère point sensiblement de chacun de nous qui lui répond. Ainsi il y aura à la fois plus de cent millions de paires de personnes semblables, c’est-à-dire des personnes avec les mêmes apparences et consciences ; et Dieu pourrait transférer les esprits