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œuvres de leibniz

moyen des sens ; car c’est un axiome en métaphysique que Dieu n’a pas de sens, et ne peut avoir, par conséquent, de sensations. Ainsi Dieu ne peut avoir ni chaud, ni froid ; il ne peut pas sentir l’odeur des fleurs ; il n’entendra pas de sons ; il ne verra pas de couleurs ; il ne sentira pas de commotions électriques, etc. En un mot, puisqu’il est une pure intelligence, il ne peut concevoir que le pur intelligible, non pas qu’il ignore aucun des phénomènes de la nature, mais il ne les connaît que dans leurs raisons intelligibles, et non par les impressions sensibles qu’en ressentent les créatures. Le sensible suppose un sujet sentant, des organes, des nerfs ; en un mot, c’est un rapport entre choses créées. La matière, au point de vue de Dieu, n’est donc rien de sensible ; c’est un übersinnlich, comme disent les Allemands. Mais la conséquence est facile à tirer : c’est que Dieu, étant l’intelligence absolue, voit nécessairement les choses telles qu’elles sont ; et, réciproquement, les choses prises en soi sont telles qu’il les voit. La matière est donc soi telle que Dieu la voit ; or, il ne la voit que dans son essence idéale et intelligible ; elle est donc nécessairement une chose intelligible et non pas une chose sensible. À la vérité, on ne peut pas conclure de là que l’essence de la matière ne consiste pas dans l’étendue ; car on pourrait soutenir que l’étendue est un objet de pure intelligence aussi bien que la force ; mais outre qu’il est difficile de dégager l’étendue de tout élément sensible, je ne veux établir qu’une chose, c’est qu’on ne peut reprocher à Leibniz d’idéaliser la matière, puisqu’il doit en être de même de tout système, au moins de celui qui admet un logos divin et une raison préordonnatrice. L’une des objections les plus répandues contre le système monadologique, c’est qu’il est impossible de composer un tout étendu avec des éléments inétendus ; c’est la l’objection capitale d’Euler dans ses Lettres à une princesse d’Allemagne, et il la croit absolument décisive. La conséquence nécessaire de ce système serait donc de nier la réalité de l’étendue et de l’espace et de s’embarquer par la dans toutes les difficultés du labyrinthe idéaliste.