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nouveaux essais sur l’entendement

perfections qui sont nécessaires pour qu’on ne soit plongé dans la misère, qui est l’état où l’on va d’imperfection en imperfection, ou de douleur en douleur. Mais s’il n’y avait que le présent, il faudrait se contenter de la perfection qui s’y présente, c’est-à-dire du plaisir présent.

62. Ph. Personne ne rendrait volontairement sa condition malheureuse s’il n’y était porte par de faux jugements. Je ne parle pas des méprises, qui sont des suites d’une erreur invincible et qui méritent à peine le nom de faux jugements, mais de ce faux jugement qui est tel par la propre confession que chaque homme en doit faire en soi-même. § 63. Premièrement donc l’âme se méprend lorsque nous comparons le plaisir ou la douleur présente avec un plaisir et une douleur à venir, que nous mesurons par la différente distance où elles se trouvent à notre égard ; semblables à un héritier prodigue, qui, pour la possession présente de peu de chose, renoncerait à un grand héritage qui ne lui pourrait manquer. Chacun doit reconnaître ce faux jugement, car l’avenir deviendra présent et aura alors le même avantage de la proximité. Si, dans le moment que l’homme prend le verre en main, le plaisir de boire, était accompagné des douleurs de tête et des maux d’estomac qui lui arriveront en peu d’heures, il ne voudrait pas goûter du vin du bout des lèvres. Si une petite différenee de temps fait tant d’illusion, à bien plus forte raison une plus grande distance fera le même effet.

Th. Il y a quelque convenance ici entre la distance des lieux et celle des temps. Mais il y a cette différence aussi, que les objets visibles diminuent leur action sur la vue à peu près à proportion de la distance, et il n’en est pas de même à l’égard des objets à venir, qui agissent sur l’imagination et l’esprit. Les rayons visibles sont des lignes droites qui s’éloignent proportionnellement, mais il y a des lignes courbes qui après quelque distance paraissent tomber dans la droite et ne s’en éloignent plus sensiblement ; c’est ainsi que font les asymptotes, dont l’intervalle apparent de la ligne droite disparaît, quoique, dans la vérité des choses, elles en demeurent séparées éternellement. Nous trouvons même qu’enfin l’apparenee des objets ne diminue point à proportion de l’accroissement de la distance, car l’apparenee disparaît entièrement bientôt, quoique l’éloignement ne soit point infini. C’est ainsi qu’une petite distance des temps nous dérobe entièrement l’avenir, tout comme si l’objet était disparu. Il n’en reste souvent que le nom dans l’esprit, et cette espèce