Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
163
des idées

gation ne serait pas si forte alors ni si décisive. Il est vrai aussi que les goûts des hommes sont différents, et l’on dit qu’il ne faut point disputer des goûts. Mais comme ce ne sont que des perceptions confuses, il ne faut s’y attacher que dans les objets examinés pour indifférents et incapables de nuire ; autrement si quelqu’un trouvait du goût dans les poisons qui le tueraient ou le rendraient misérable, il serait ridicule de dire qu’on ne doit point lui contester ce qui est de son goût.

§ 55. Ph. S’il n’y a rien à espérer au delà du tombeau, la conséquence est sans doute fort juste : mangeons et buvons, jouissons de tout ce qui nous fait plaisir, car demain nous mourrons.

Th. Il y a quelque chose à dire, à mon avis, à cette conséquence. Aristote et les Stoïciens et plusieurs autres anciens philosophes étaient d’un autre sentiment, et en effet je crois qu’ils avaient raison. Quand il n’y aurait rien au delà de cette vie, la tranquillité de l’âme et la santé du corps ne laisseraient pas d’être préférables aux plaisirs qui seraient contraires. Et ce n’est pas la une raison de négliger un bien, parce qu’il ne durera pas toujours. Mais j’avoue qu’il y a des cas où il n’y aurait pas moyen de démontrer que le plus honnête serait aussi le plus utile. C’est donc la seule considération de Dieu et de l’immortalité qui rend les obligations de la vertu et de justice absolument indispensables..

Ph. Il me semble que le jugement présent, que nous faisons du bien et du mal, est toujours droit. Et pour ce qui est de la félicité ou de la misère présente, lorsque la réflexion ne va pas plus loin, et que toutes conséquences sont entièrement mises à quartier, l’homme ne choisit jamais mal.

Th. C’est-à-dire si tout était borné à ce moment présent, il n’y aurait point de raison de se refuser le plaisir qui se présente. En effet, j’ai remarqué ci-dessus que tout plaisir est un sentiment de perfection. Mais il y a certaines perfections qui entraînent avec elles des imperfections plus grandes. Comme si quelqu’un s’attachait pendant toute sa vie à jeter des pois contre des épingles pour apprendre à ne point manquer de les faire enferrer, à l’exemple de celui à qui Alexandre le Grand fit donner pour récompense un boisseau de pois, cet homme parviendrait à une certaine perfection, mais fort mince et indigne d’entrer en comparaison avec tant d’autres perfections très nécessaires qu’il aurait négligées. C’est ainsi que la perfection qui se trouve dans certains plaisirs présents doit céder surtout au soin des