Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
152
nouveaux essais sur l’entendement

tait faire, non pas tant vers le bonheur que vers la joie, car on n’y regarde que le présent : mais l’expérience et la raison apprennent à régler ces appétit ions et à les modérer pour qu’elles puissent conduire au bonheur. J’en ai déjà dit quelque chose (Liv. I, chap. II, § 3), les appétitions sont comme la tendance de la pierre, qui va le plus droit mais non pas toujours le meilleur chemin vers le centre de la terre, ne pouvant pas prévoir qu’elle rencontrera des rochers où elle se brisera, au lieu qu’elle se serait approchée davantage de son but, si elle avait eu l’esprit et le moyen de s’en détourner. C’est ainsi qu’allant droit vers le présent plaisir, nous tombons quelquefois dans le précipice de la misère. C’est pourquoi la raison y oppose les images des plus grands biens ou maux à venir et une ferme résolution et habitude de penser avant de faire, et puis de suivre ce qui aura été reconnu le meilleur, lors même que les raisons sensibles de nos conclusions ne nous seront plus présentes dans l’esprit et ne consisteront presque plus qu’en images faibles ou même dans les pensées sourdes, que donnent les mots ou signes destitués d’une explication actuelle, de sorte que tout consiste dans le pensez-y bien et dans le memento ; le premier pour se faire des lois, et le second pour les suivre, lors même qu’on ne pense pas à la raison qui les a fait naître. Il est pourtant bon d’y penser le plus qu’il se peut, pour avoir l’âme remplie d’une joie raisonnable et d’un plaisir accompagné de lumière.

§ 37. Ph. Ces précautions sans doute sont d’autant plus nécessaires, que l’idée d’un bien absent ne saurait contrebalancer le sentiment de quelque inquiétude ou de quelque déplaisir, dont nous sommes actuellement tourmentés, jusqu’à ce que ce bien excite quelque désir en nous. Combien y a-t-il de gens à qui l’on représente les joies indicibles du paradis par de vives peintures qu’ils reconnaissent possibles et probables, qui cependant se contenteraient volontiers de la félicité, dont ils jouissent dans ce monde. C’est que les inquiétudes de leurs désirs présents, venant à prendre le dessus et à se porter rapidement vers les plaisirs de cette vie, déterminent leurs volontés à les rechercher ; et durant ce temps-là ils sont entièrement insensibles aux biens de l’autre vie.

Th. Cela tient en partie de ce que les hommes bien souvent ne sont guère persuadés ; et, quoiqu’ils le disent, une incrédulité occulte règne dans le fond de leur âme ; car ils n’ont jamais compris les bonnes raisons qui vérifient cette immortalité des âmes, digne de