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des idées

lon. Ce sont le plus souvent des petites perceptions insensibles, qu’on pourrait appeler des douleurs imperceptibles, si la notion de la douleur ne renfermait l’aperception. Ces petites impulsions consistent à se délivrer continuellement des petits empêchements, à quoi notre nature travaille sans qu’on y pense. C’est en quoi consiste véritablement cette inquiétude, qu’on sent sans la connaître, qui nous fait agir dans les passions aussi bien que lorsque nous paraissons le plus tranquilles, car nous ne sommes jamais sans quelque action et mouvement, qui ne vient que de ce que la nature travaille toujours à se mettre mieux à son aise. Et c’est ce qui nous détermine aussi avant toute consultation dans les cas qui nous paraissent les plus indifférents, parce que nous ne sommes jamais parfaitement en balance et ne saurions être mi-partis exactement entre deux cas. Or, si ces éléments de la douleur (qui dégénèrent en douleur ou déplaisir : véritable quelquefois, lorsqu’ils croissent trop) étaient des vraies douleurs, nous serions toujours misérables, en poursuivant le bien que nous cherchons avec inquiétude et ardeur. Mais c’est le contraire, et comme j’ai dit déjà ci-dessus (§ 6, du chapitre précédent), l’amas de ces petits succès continuels de la nature, qui se met de plus en plus à son aise, en tendant au bien et joussant de son image, ou diminuant le sentiment de la douleur, est déjà un plaisir considérable et vaut souvent mieux que la jouissance même du bien ; et bien loin qu’on doive regarder cette inquiétude comme une chose incompatible avec la félicité, je trouve que l’inquiétude est essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne consiste jamais dans une parfaite possession, qui les rendrait insensibles et comme stupides, mais dans un progrès continuel et non interrompu à des plus grands biens, qui ne peut manquer[1] d’être accompagné d’un désir ou du moins d’une inquiétude continuelle, mais telle que je viens d’expliquer, qui ne va pas jusqu’à incommoder, mais qui se borne à ces éléments ou rudiments de la douleur, inappréciables : à part, lesquels ne laissent pas d’être suffisants pour servir d’aiguillon et pour exciter la volonté ; comme fait l’appétit dans un homme qui se porte bien, lorsqu’il ne va pas jusqu’à cette incommodité, qui nous rend impatients et nous tourmente par un trop grand attachement à l’idée de ce qui nous manque. Ces appétitions petites ou grandes sont ce qui s’appelle dans les écoles motus primo primi, et ce sont véritablement les premiers pas que la nature nous

  1. Gehrardt : marquer.