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nouveaux essais sur l’entendement

fuses ; c’est pour agir plus promptement par instinct et que nous ne soyons pas incommodés par des sensations trop distinctes de quantité d’objets qui ne nous reviennent pas tout à fait et dont la nature n’a pu se passer pour obtenir ses fins. Combien d’insectes n’avalons nous pas sans nous en apercevoir, combien voyons-nous de personnes qui, ayant l’odorat trop subtil, en sont incommodées, et combien verrions-nous d’objets dégoûtants si notre vue était assez perçante ? C’est aussi par cette adresse que la nature nous a donné des aiguillons du désir comme des rudiments ou éléments de la douleur, ou pour ainsi dire des demi-douleurs, ou (si vous voulez parler abusivement pour vous exprimer plus fortement) des petites douleurs imperceptibles, afin que nous jouissions de l’avantage du mal sans en recevoir l’incommodité ; car autrement, si cette perception était trop distincte, on serait toujours misérable en attendant le bien, au lieu que cette continuelle victoire sur ces demi-douleurs qu’on sent en suivant son désir et satisfaisantes quelque façon à cet appétit ou à cette démangeaison, nous donne quantité de demi-plaisirs, dont la continuation et l’amas (comme dans la continuation de l’impulsion d’un corps pesant, qui descend et qui acquiert de l’impétuosité) devient enfin un plaisir entier et véritable. Et dans le fond, sans ces demi-douleurs, il n’y aurait point de plaisir, et il n’y aurait pas moyen de s’apercevoir que quelque chose nous aide et nous soulage, en ôtant quelques obstacles qui nous empêchent de nous mettre à notre aise. C’est encore en cela qu’on reconnaît l’affinité du plaisir et de la douleur que Socrate remarque dans le Phédon de Platon lorsque les pieds lui démangent. Cette considération des petites aides ou petites délivrances et dégagements imperceptibles de la tendance arrêtée, dont résulte enfin un plaisir notable, sert aussi à donner quelque connaissance plus distincte de l’idée confuse, que nous avons et devons avoir du plaisir et de la douleur tout comme le sentiment de la chaleur et de la lumière résulte de quantité de petits mouvements qui expriment ceux des objets, suivant ce que j’ai dit ci-dessus (chap. ix, § 13) et n’en diffèrent qu’en apparence et parce que nous ne nous apercevons pas de cette analyse, au lieu que plusieurs croient aujourd’hui que nos idées des qualités sensibles diffèrent toto genere des mouvements et de ce qui se passe dans les objets et sont quelque chose de primitif et d’inexplicable, et même d’arbitraire, comme si Dieu faisait sentir à l’âme ce que bon lui semble, au lieu de ce qui se passe dans le corps, ce qui est bien éloigné de l’analyse véritable