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nouveaux essais sur l’entendement

Ph. Il n’est pas aisé de concevoir qu’une chose puisse penser et ne pas sentir qu’elle pense.

Th. Voilà sans doute le nœud de l’affaire et la difficulté qui a embarrassé d’habiles gens. Mais voici le moyen d’en sortir. C’est qu’il faut considérer que nous pensons à quantité de choses à la fois, mais nous ne prenons garde qu’aux pensées qui sont les plus distinguées ; et la chose ne saurait aller autrement, car, si nous prenions garde à tout, il faudrait penser avec attention à une infinité de choses en même temps, que nous sentons toutes et qui font impression sur nos sens. Je dis bien plus : il reste quelque chose de toutes nos pensées passées, et aucune n’en saurait jamais être effacée entièrement. Or, quand nous dormons sans songe et quand nous sommes étourdis par quelque coup, chute, symptôme ou autre accident, il se forme en nous une infinité de petits sentiments confus, et la mort même ne saurait faire un autre effet sur les âmes des animaux, qui doivent sans doute reprendre tôt ou tard des perceptions distinguées, car tout va par ordre dans la nature. J’avoue cependant qu’en cet état de confusion l’âme serait sans plaisir et sans douleur, car ce sont des perceptions notables.

§ 12. Ph. N’est-il pas vrai que ceux avec qui nous avons présentement à faire, c’est-à-dire les cartésiens qui croient que l’âme pense toujours, accordent la vie à tous les animaux différents de l’homme, sans leur donner une âme qui connaisse et qui pense, et que les mêmes ne trouvent aucune difficulté de dire que l’âme puisse penser sans être jointe à un corps ?

Th. Pour moi, je suis d’un autre sentiment ; car, quoique je sois de celui des cartésiens, en ce qu’ils disent que l’âme pense toujours, je ne le suis point dans les deux autres points. Je crois que les bêtes ont des âmes impérissables et que les âmes humaines et toutes les autres ne sont jamais sans quelque corps ; je tiens même que Dieu seul, comme étant un acte pur, en est entièrement exempt.

Ph. Si vous aviez été du sentiment des cartésiens, j’en aurais inféré que les corps de Castor ou de Pollux, pouvant être tantôt avec, tantôt sans âme, quoique demeurant toujours vivants, et l’âme pouvant aussi être tantôt dans un tel corps et tantôt dehors, on pourrait supposer que Castor et Pollux n’aient qu’une seule âme qui agisse alternativement dans le corps de ces deux hommes endormis et éveillés tour à tour : ainsi elle ferait deux personnes aussi distinctes que Castor et Hercule pourraient l’être.