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sans crainte, dans l’état le plus dangereux, mais ne s’opiniâtrant pas dans une affaire ruineuse, par l’aigreur d’un ressentiment, ou par quelque fierté mal entendue. Dans la vie ordinaire, son commerce est honnête, sa conversation juste et polie. Tout ce qu’il dit est bien pensé ; et, dans ce qu’il écrit, la facilité de l’expression égale la netteté de la pensée.»

Ces paroles de Saint-Évremond sont d’un esprit fin, d’un homme bien élevé, d’un ami. L’ami l’emporte sur l’adversaire politique, et je crois que l’ami est resté dans le vrai. Saint-Évremond et la Rochefoucauld ont dû être rivaux d’esprit, dans les salons. Tous deux se sont rencontrés à l’hôtel de Condé, chez Mme de Sablé, au Marais ; chez Mme de Longueville, rue Saint-Thomas du Louvre ; chez Mme de Lafayette et chez Ninon de Lenclos ; et ils ont employé leur talent à peindre, à leur façon, le monde et les caractères qui les entouraient. Mais il y a dans Saint-Évremond une honnêteté naturelle, un mouvement de cœur qu’on ne rencontre pas dans la Rochefoucauld. Celui-ci a jugé les hommes d’après leur mérite, Saint-Évremond d’après son indulgence. La Rochefoucauld démêle mieux peut-être le secret des misères humaines ; Saint-Évremond préfère s’abandonner à la bienveillance qui les soulage. L’un a plus de mordant et de vigueur de touche ; l’autre plus de délicatesse et de moelleux. Mais l’un n’est pas plus ingénieux que l’autre. La Rochefoucauld est plus froid et plus personnel ; Saint-Évremond est plus aimant et plus généreux. Tous deux également polis, et modèles de la grande éducation : chez le premier avec moins de sérénité, chez l’autre avec moins de morosité. Jamais l’épi-