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Je rappellois un tems bien cher à ma mémoire :
Quand Durval commença mon bonheur & ma gloire,
Mon cœur sembla pour lui prévenir sa saison.
Aurois-je mieux choisi dans l’âge de raison ?
Notre hymen se conclut. Aurois-je dû m’attendre,
Pouvais-je imaginer qu’un cœur déjà si tendre,
Le seroit encor plus ? Je vis, de jour en jour,
Qu’on ne sçauroit donner de bornes à l’amour.
Quel que fût le progrès de ma tendresse extrême,
Mon bonheur fut plus grand, puisqu’on m’aima de même.
Qu’est devenu ce tems ? Vous ne croirez jamais
D’où vint le changement d’un sort si pleins d’attraits.
Un revers imprévu détruisit ma fortune ;
Ma tendresse bientôt lui devint importune ;
L’excès de mon amour lui parut indiscret :
Je le vis ; il fallut le rendre plus secret.
Le refroidissement, bien plus terrible encore,
Vint éteindre l’amour d’un époux que j’adore,
Et bientôt loin de moi l’entraîna tour à tour.
Je crus perdre la vie en perdant son amour.
J’eusse été trop heureuse ! En ce malheur extrême,
Je sentis qu’on ne vit que par l’objet qu’on aime ;
Qu’on perd tout en perdant ces transports mutuels,
Ces égards si flatteurs, ces soins continuels,
Cet ascendant si cher, & cette complaisance,
Cet intérêt si tendre, & cette confiance,
Qu’on trouve dans un cœur que l’on tient sous ses loix.
Cependant je vécus pour mourir mille fois.