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idée qui jusque là m’avait dirigé. Le prince Ragman[1], tantôt prince, tantôt fils d’un pêcheur, ne pouvait pas se croire plus dégradé que moi. Nous sommes si portés par notre égoïsme, qui grossit tout, à considérer toutes les jouissances qui nous entourent dans la prospérité, comme attachées et inhérentes à nos personnes, que la conviction de notre nullité, quand nous sommes abandonnés à nos propres ressources, nous accable d’une mortification inexprimable. Tandis que je m’éloignais de Londres, le bruit lointain de ses cloches sonna plus d’une fois à mes oreilles le fameux Reviens donc ! entendu jadis par son lord-maire ; et quand, des hauteurs de Highgate, je contemplai son obscure magnificence, il me sembla que je laissais derrière moi le bonheur, l’opulence, les charmes de la société, et tous les plaisirs de la vie.

Mais le sort en était jeté. Il n’était nullement probable qu’une obéissance tardive et de mauvaise grâce aux volontés de mon père pût me replacer dans la situation que j’avais perdue. Au contraire, ferme et invariable comme il l’était, je lui eusse plutôt inspiré du mépris que de l’indulgence en me rendant si tard et par force au désir qu’il avait témoigné de m’engager dans le commerce. Mon obstination naturelle me soutenait aussi, et l’orgueil me disait tout bas quelle pauvre figure je ferais si une promenade à quatre milles de Londres détruisait une résolution prise après un mois de sérieuses réflexions. L’espoir même, qui jamais n’abandonne le jeune imprudent, jetait sur mon avenir un jour séduisant. Mon père ne pouvait pas avoir sérieusement pensé à me bannir de sa famille, malgré la tranquillité apparente avec laquelle il avait prononcé cet arrêt. C’était sans doute une épreuve qu’il voulait faire sur mon caractère, et, en me montrant patient et ferme, je ne pouvais manquer de gagner son estime, ce qui faciliterait une réconciliation. J’arrêtai même à part moi les concessions que je pourrais faire, et les articles de notre traité supposé qu’il me fallait emporter de force. Le résultat de mes calculs fut que je devais d’abord être réintégré dans tous les droits que me donnait ma naissance, et que la seule punition de ma rébellion passée serait de me montrer plus obéissant à l’avenir.

Cependant j’étais maître de ma personne, et je savourai ce sentiment d’indépendance qu’un jeune cœur perçoit avec un singulier mélange de plaisir et de crainte. Sans être abondamment garnie,

  1. Joli homme. a. m.