Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 9, 1838.djvu/123

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nérale reprit son cours, et le cliquetis continuel des couteaux et des fourchettes, ainsi que l’acharnement que le cousin Thorncliff, à ma droite, et le cousin Dick, à la gauche de miss Vernon, déployaient avec une égale ardeur contre les morceaux de viande dont leurs assiettes étaient chargées, nous permirent de reprendre notre tête-à-tête. « Maintenant, dis-je, permettez-moi de vous demander franchement, miss Vernon, ce que vous supposez que je pense de vous ? Je vous dirais bien tout ce que je pense, mais vous m’avez défendu les compliments.

— Je n’ai pas besoin de votre assistance ; je suis assez sorcière pour vous dire vos plus secrètes pensées. Il n’est pas nécessaire que vous m’ouvriez la porte de votre cœur ; j’y pénètre sans cela. Vous me prenez pour une étrange fille, demi-coquette, demi-évaporée, désirant attirer l’attention par la liberté de ses manières et la naïveté de son langage, parce qu’elle ignore ce que le Spectateur appelle les grâces aimables de son sexe. Peut-être aussi croyez-vous que je veux vous ravir d’admiration. Je suis fâchée de vous apprendre que vous êtes dans l’erreur, mais dans l’erreur la plus profonde. Toute la confiance que j’ai eue en vous, je l’eusse aussi aisément accordée à votre père, si j’avais pensé qu’il pût me comprendre. Au milieu de cette heureuse famille je suis aussi seule, aussi privée d’auditeurs intelligents, que Sancho dans la Sierra Morena ; aussi quand j’en trouve l’occasion il faut que je parle ou que je meure. Mais je vous assure que je ne vous aurais pas dit un mot des curieux renseignements que je viens de vous donner, si j’avais attaché la moindre importance à ce qu’on ne sût pas ce que je pense.

— C’est bien cruel à vous, miss Vernon, de ne pas me permettre d’attribuer à l’amitié les confidences que vous m’avez faites ; mais je dois les recevoir à tel titre qu’il vous plaira… Vous n’avez pas compris M. Rashleigh Osbaldistone dans votre tableau de famille… »

Elle tressaillit, je crois, à cette remarque, et se hâta de répondre, mais d’un ton beaucoup plus bas : « Pas un mot de Rashleigh ! il a l’oreille si fine quand on parle de lui, que mes paroles lui arriveraient à travers l’épaisse corpulence de Thorncliff, tout bourré qu’il est de bœuf, de pâté de venaison et de pouding.

— Soit, répondis-je ; mais j’ai regardé derrière le mur vivant qui nous sépare, avant de vous adresser ma question, et j’ai vu que la place de monsieur Rashleigh était vide… il est sorti de table.