Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 6, 1838.djvu/364

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trouve faux. — J’espère qu’il n’en sera pas ainsi. Semblable à un acteur, cette femme remplit un rôle qu’elle finit par prendre pour une réalité ; ou bien, ce qui est probable, si elle ne se fait pas illusion à elle-même, peut-être se croit-elle obligée de continuer son personnage jusqu’au bout. Ce que je sais, c’est que, dans le temps, je n’ai rien pu tirer d’elle, quoique j’aie employé toutes les manières d’interrogation. Le parti le plus sage est donc de la laisser libre de faire ses révélations à sa manière. Maintenant avez-vous autre chose à me dire ? sinon, retournons auprès de ces dames. — J’ai l’esprit singulièrement agité ; cependant… Mais, non, je n’ai plus rien à vous dire. Seulement je compterai les minutes jusqu’au retour de la voiture. Vous ne pouvez éprouver la même impatience. — Mais non : tout dépend de l’habitude. Assurément je m’intéresse vivement à ce qui arrivera, mais je n’en suis pas moins en état de supporter tranquillement l’attente, surtout si ces demoiselles veulent nous faire un peu de musique. — Et avec l’assistance des canards sauvages. — Cela est vrai, colonel. Rarement le sommeil ou la digestion d’un avocat sont-ils troublés par l’inquiétude, même dans l’affaire la plus importante[1], et pourtant le bruit des roues de la voiture entrant dans la cour sera bien agréable à mon oreille. »

À ces mots il se leva et se rendit au salon. Miss Mannering, à sa prière, prit sa harpe. Lucy mêla sa voix mélodieuse aux sons de la harpe de son amie ; puis Julia exécuta de la manière la plus brillante quelques sonates de Scarlati. Le vieux jurisconsulte, qui raclait un peu du violon, et qui était membre de la société d’amateurs d’Édimbourg, trouva fort de son goût cette façon d’employer son temps, et je doute qu’il ait pensé une seule fois aux canards sauvages, jusqu’au moment où Barnes annonça que le souper était servi.

« Dites à mistress Allan de tenir quelque chose de prêt, dit le colonel. J’attends, c’est-à-dire j’espère… peut-être aurai-je ce soir quelqu’un. Que mes gens ne se couchent pas ; vous ne fermerez point la porte de l’avenue avant que je l’ordonne. — Eh ! mon père,

  1. Le conseiller Pleydell a probablement raison quand il assure que l’inquiétude d’un avocat sur l’issue d’un procès, lorsque cet avocat est depuis quelque temps dans les affaires, ne trouble ni son sommeil ni sa digestion. Les clients se plaisent quelquefois à penser le contraire. Voici ce que m’a raconté un vénérable magistrat qui n’existe plus, sur un gentilhomme de province. S’adressant à son conseil (celui dont je tiens le fait, alors avocat en grande réputation) le matin du jour où son affaire devait être plaidée, il lui disait avec une singulière bonhomie : Enfin, milord (son cousin était lord avocat), voilà le grand jour arrivé !… Je n’ai pas pu dormir de la nuit, à force d’y penser… Ni Votre Seigneurie non plus, j’en sais sûr. »