Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 6, 1838.djvu/292

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sexe. Un jour que nous nous promenions à Gilsland, sous les rochers, elle regardait une nombreuse famille de garçons… c’étaient les enfants d’un nommé Mac-Crosky, et elle s’écria involontairement : « N’est-ce pas une chose étrange et désolante que le dernier manant du pays ait un fils et un héritier, et que la maison d’Ellangowan soit sans descendant mâle ? » Il y avait là, derrière nous, une Bohémienne qui l’entendit, la plus épouvantable femme que j’aie jamais vue. « Qu’entends-je ? dit-elle ; qui ose dire que la maison d’Ellangowan s’éteindra, faute d’héritier mâle ? — C’est moi qui le dis, répliqua mistress Bertram, et qui le dis le cœur plein d’amertume. » La Bohémienne lui prit alors la main. « Je vous connais fort bien, ajouta-t-elle, quoique vous ne me connaissiez pas. Mais, aussi sûr qu’il y a un soleil dans le ciel ; aussi sûr que cette eau court à la mer ; aussi sûr qu’il y a un œil qui nous voit, une oreille qui nous entend, vous et moi… Henri Bertram, qu’on croit avoir été assassiné à la pointe de Warroch, n’a point péri en ce lieu… Il devait subir de terribles épreuves jusqu’à sa vingt-unième année ; c’est ce qui a été prédit sur lui… Mais si vous vivez et si je vis, nous en entendrons reparler cet hiver, avant que la neige soit restée deux jours sur le mont de Singleside… Je n’ai pas besoin de votre argent, vous penseriez que je veux vous fasciner la vue. Adieu, jusqu’après la Saint-Martin… » Et elle disparut, nous laissant immobiles d’étonnement. « N’était-ce pas une femme très grande ? demanda Mannering en l’interrompant. — N’avait-elle pas, ajouta l’avocat, les cheveux noirs, les yeux noirs, et une cicatrice au front ? — C’était la femme la plus grande que j’aie jamais vue ; ses cheveux étaient noirs comme la nuit, si ce n’est qu’ils commençaient à grisonner, et elle avait au front une cicatrice à y fourrer le bout de votre doigt. Quiconque l’a vue une fois ne l’oubliera de sa vie. Je suis moralement sûre que c’est d’après ce que nous dit cette Bohémienne que ma maîtresse a fait son testament, car elle avait pris en aversion la jeune demoiselle d’Ellangowan ; et elle l’aima moins encore après lui avoir prêté une somme de 20 livres. Car elle disait que miss Bertram, non contente de laisser passer le domaine des Ellangowan en des mains étrangères, puisqu’elle était fille et non pas garçon, allait encore, par sa pauvreté, devenir une charge, une honte pour les Singleside… Mais j’espère que le testament de ma maîtresse est valable, car ce me serait un terrible crève-cœur de perdre mon legs, tout petit qu’il soit. Je n’avais que des gages très minces, et je crois l’avoir bien gagné ! »