Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 4, 1838.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

immobile comme une statue ; elle semblait, par cette continuelle mobilité, éloigner les pensées de crainte et d’infortune qui l’assiégeaient.

Enfin, regardant le moine et le Flamand dormant profondément sous les créneaux, elle ne put rester plus long-temps sans rompre le silence : « Les hommes sont heureux, dit-elle, ma chère Rose ; leurs pensées inquiètes et sombres sont chassées par le travail fatigant auquel ils se livrent, ou bien elles se trouvent noyées dans l’espèce d’insensibilité qui le suit. Sans doute ils sont exposés à recevoir des blessures ou la mort ; mais nous, nous éprouvons dans l’esprit une angoisse plus cruelle, que le corps n’a point à redouter ; et le sentiment de nos fortunes présentes, et la crainte de notre misère actuelle sont certainement une agonie plus affreuse que celle qui termine tout à la fois nos destinées.

— Ne vous laissez pas abattre à ce point, ma noble maîtresse, dit Rose ; soyez plutôt ce que vous étiez hier, soignant les blessés, les vieillards, tout le monde enfin, excepté vous-même ; exposant aux flèches nombreuses des Gallois, pour encourager les soldats, des jours qui nous sont si chers ; tandis que moi, ô honte ! je ne faisais que trembler, pleurer et gémir ; et il fallait que je fisse usage de tout le peu d’esprit dont je suis douée, pour ne pas jeter des cris sauvages tels que ceux des Gallois, et ne pas sangloter et me plaindre comme tous ceux des nôtres qui tombaient autour de moi.

— Hélas ! Rose, répondit Éveline, vos plaintes étaient exagérées : n’avez-vous pas un père pour combattre et veiller pour vous ? mais le mien, mon noble, mon respectable père est couché là-bas sur ce champ de bataille, et il ne me reste plus aujourd’hui qu’à honorer sa mémoire dans toutes les actions de ma vie. Tous mes instants sont à moi : je pourrai donc penser à lui et pleurer à jamais son trépas. »

En disant ces mots, dominée par le douloureux sentiment d’amour filial qu’elle avait si long-temps réprimé, elle se laissa tomber sur la banquette qui s’étendait le long du parapet crénelé de la plate-forme, prononçant à voix basse ces tristes paroles : « Hélas ! je ne le reverrai donc plus ! » Et elle s’abandonna alors à tout ce que la douleur a de plus déchirant. Sans le savoir, elle porta la main sur l’arme dont elle avait fait usage pour remplacer le soldat endormi, et elle s’en servit pour appuyer son front, tandis que des larmes, qui pour la première fois la soulageaient alors,