Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 26, 1838.djvu/135

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homme audacieux à faire à Jeanie Deans une demande qu’une jeune fille prudente et réservée ne pouvait accorder.

Butler n’était ni superstitieux ni jaloux, et cependant les sentiments d’où naissent ces travers d’esprit avaient des racines dans son cœur, comme chez tous les hommes. Comment croire qu’un amant aussi pervers que l’indiquaient le ton et les manières de l’étranger aurait le pouvoir de faire venir sa future épouse dans un tel lieu et à une pareille heure ? Et cependant la voix de l’étranger n’avait rien de ce ton doux et flatteur que prend un séducteur pour obtenir un rendez-vous ; elle était rude et impérieuse, exprimait moins l’amour que l’injonction et la menace.

Les suggestions de la superstition auraient eu plus de prise si elle avait dominé l’esprit de Butler. N’était-ce pas le lion rugissant qui cherche une proie à dévorer ? Cette idée l’assiégeait avec une force que ne peuvent comprendre ceux qui vivent aujourd’hui. Ce regard sauvage, cette démarche brusque, cette voix, tantôt rude, tantôt étouffée ; cette figure belle, mais tour à tour obscurcie par l’orgueil, agitée par les soupçons, ou enflammée par les passions ; ces yeux noirs, qu’il recouvrait de son chapeau, comme s’il craignait de les laisser voir, tandis qu’ils observaient attentivement ceux des autres ; ces yeux, qui tantôt semblaient languissants de tristesse, tantôt lançaient le mépris, tantôt étincelaient de fureur, exprimaient-ils les passions d’un mortel, ou l’agitation d’un démon qui cherche, mais en vain, à cacher ses projets diaboliques sous le masque emprunté de la beauté humaine ? C’étaient l’air, le langage, la contenance de l’archange déchu ; et l’entrevue, que nous n’avons pu qu’imparfaitement décrire, produisit sur les nerfs de Butler, si fortement ébranlés par les horreurs de la nuit précédente, un effet qu’il n’aurait peut-être pas éprouvé s’il eût été dans son état ordinaire. Le lieu même où il avait rencontré ce singulier personnage était exécré et maudit pour les nombreux suicides dont il avait été le théâtre ; et l’endroit indiqué pour le rendez-vous était généralement en horreur par le meurtre qu’avait commis sur la personne de sa femme, le misérable à qui il devait son nom[1]. Con-

  1. Nicol Muschat, misérable débauché, ayant conçu une haine implacable contre sa femme, convint avec un autre libertin, nommé Campbell de Burnbank (dont le nom est souvent rappelé dans les poèmes satiriques de Pennycuick), que celui-ci s’efforcerait de corrompre cette femme, afin que Muschat pût, sur des plaintes calomnieuses, obtenir le divorce. Les ruses criminelles qu’ils employèrent pour arriver à ce but, n’ayant pas eu de succès, ils essayèrent de la faire périr par le poison.
    Ce projet n’ayant encore pu réussir, le 1er octobre 1720, Nicol Muschat ou Maschet emmena sa femme, la nuit, au Parc-Royal, près de l’endroit qu’on appelle la Promenade du Duc, non loin du palais d’Holy-Rood, et là lui coupa la gorge et lui fit plusieurs autres blessures. Il fut mis en jugement et condamné à mort. Campbell fut condamné à la déportation pour avoir trempé dans la première tentative. (Voyez les Causes criminelles de Mac-Laurin, pages 54 et 738.)
    En mémoire ainsi qu’en exécration de ce crime, un cairn ou tas de pierres signala long-temps cet endroit. Un changement dans la route, vers ce lieu, l’a totalement fait disparaître.