Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 22, 1838.djvu/206

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glacées, c’est encore le sang du royal Lusignan… de l’héroïque et bienheureux Godefroi… Je suis… c’est-à-dire je fus au temps où j’appartenais à ce monde, Albérick Mortemar…

— Dont les hauts faits, demanda Richard, ont si souvent occupé la trompette de la renommée ? Est-il vrai, est-il seulement possible qu’un astre tel que toi soit tombé de l’horizon de la chevalerie, et que le monde doute encore dans quel lieu ses derniers feux se sont éteints ?

— Cherche une étoile tombée, dit l’ermite, et tu ne trouveras qu’une trace visqueuse qui en traversant l’horizon a produit pendant un moment une traînée de lumière. Richard, si je croyais, en arrachant le voile sanglant qui couvre mon funeste sort, disposer ton âme orgueilleuse à se soumettre à la discipline de l’Église, je trouverais assez de fermeté pour te révéler un secret que j’ai tenu caché jusqu’ici, et qui a dévoré mon sein comme le renard que portait le jeune Spartiate… Écoute donc, Richard, et puissent le regret et le désespoir, qui ne peuvent plus servir aux misérables débris de ce qui fut jadis un homme, offrir un salutaire exemple à un être aussi noble, mais aussi furieux dans ses passions que tu l’es… Oui, je veux déchirer ces blessures si long-temps cachées, dussent-elles saigner jusqu’à ma mort en ta présence. »

Le roi Richard, sur qui l’histoire d’Albérick de Mortemar avait fait une profonde impression dans les premières années de sa jeunesse, quand les ménestrels qui remplissaient les salles de son père amusaient leurs nobles auditeurs par des légendes de la Terre-Sainte, écouta avec attention et respect un récit qui, bien que raconté imparfaitement et dans des termes obscurs, indiquait cependant assez la cause des accès de démence où tombait de temps en temps cet être extraordinaire et malheureux.

« Je n’ai pas besoin de vous dire que j’étais d’une naissance illustre, d’une haute fortune, vaillant dans les combats et sage dans le conseil, je possédais tous ces avantages ; mais tandis que les plus nobles dames de la Palestine se disputaient l’honneur d’orner mon casque de leurs couleurs, j’avais fixé mes affections d’une manière irrévocable sur une jeune fille de basse extraction. Son père, vieux soldat de la croix, découvrit notre passion, et connaissant la différence de rang qui existait entre nous, il ne vit d’autre refuge pour l’honneur de sa fille que le cloître. Je revins d’une expédition lointaine, chargé de dépouilles et de gloire, et ce fut pour apprendre que mon bonheur était à jamais détruit. Moi aussi je me réfu-