Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 22, 1838.djvu/128

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— Je t’accorde, » dit Conrad en se remettant, « qu’à moins de découvrir quelque moyen plus sûr, celui que tu viens d’indiquer nous conduit directement à notre but ; mais, bienheureuse Vierge ! nous deviendrons en horreur à toute l’Europe ! chacun nous maudira, depuis le pape sur son trône jusqu’au dernier des mendiants couché à la porte de l’église qui, lépreux et couvert de haillons, parvenu au dernier degré de la misère humaine, bénira le ciel de n’être ni Gilles Amaury ni Conrad de Montferrat.

— Si tu le prends ainsi, » dit le grand-maître avec le même calme caractéristique qu’il avait gardé pendant ce dialogue remarquable, « supposons qu’il ne se soit rien passé entre nous, que nous avons parlé pendant un songe, que nous nous sommes réveillés, et que la vision s’est évanouie.

— Cette vision ne pourra jamais s’évanouir, dit Conrad.

— Des visions qui nous offrent des couronnes ducales et des diadèmes royaux ont en effet quelque peine à s’effacer de l’imagination, répondit le grand-maître.

— Eh bien ! reprit Conrad, laissez-moi essayer d’abord de rompre l’alliance entre l’Autriche et l’Angleterre. »

Ils se séparèrent. Conrad resta immobile au lieu où ils s’étaient quittés, les yeux attachés sur le manteau flottant du templier qui s’éloignait à pas lents, et disparaissait par degrés au milieu des ténèbres rapidement croissantes d’une nuit d’Orient. Plein d’orgueil et d’ambition, peu scrupuleux dans ses mœurs et sa politique, le marquis de Montferrat n’était cependant pas naturellement cruel. C’était un épicurien, un homme avide de voluptés, et qui avait par égoïsme de la répugnance à faire le mal et à être témoin d’actes de cruauté. Il conservait aussi pour sa réputation un certain respect qui tenait la place de meilleurs sentiments. « En effet, » se dit-il tandis que ses regards étaient encore fixés sur le point où le manteau flottant du templier avait disparu, « en effet, j’ai évoqué le démon de la vengeance. Qui aurait pensé que cet austère et fanatique grand-maître, dont le sort est lié à celui de son ordre, voudrait tenter pour l’agrandissement de cet ordre plus que moi pour mon intérêt personnel ? Mon but était à la vérité de disperser cette folle croisade ; mais je n’ose pas songer au moyen que ce prêtre hardi a eu l’audace de suggérer ; et cependant c’est le plus sûr… peut-être même le moins dangereux. »

Telles étaient les méditations du marquis quand son soliloque intérieur fut interrompu par une voix qui s’écria, à peu de distance,