Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 21, 1838.djvu/386

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aliment plus grossier ne passerait par ses lèvres. Elle persista dans sa résolution, et ainsi mourut bientôt de faim. Le troubadour qui chanta cette tragique histoire, avait déployé dans sa composition beaucoup d’art poétique, attribuant l’erreur des amants à la destinée, mais s’arrêtant sur leur mort tragique avec une exquise sensibilité ; et enfin exécrant l’aveugle furie de l’époux avec toute la chaleur de l’indignation poétique, il rappelait avec un vindicatif plaisir comment tous les braves chevaliers, tous les véritables amants du Midi de la France s’étaient réunis pour assiéger le château du baron, l’avaient pris de force, n’y avaient pas laissé pierre sur pierre, et avaient condamné le tyran lui-même à une mort ignominieuse. Arthur fut vivement intéressé par ce mélancolique récit, qui même lui arracha quelques larmes ; mais ensuite réfléchissant davantage au sujet, il essuya ses pleurs, et dit avec un peu de sévérité : « Thibaut, ne chantez plus de pareils lais. J’ai entendu mon père dire que le moyen le plus court de corrompre un chrétien est de donner au vice la pitié et la louange que mérite la seule vertu. Votre baron de Roussillon est un monstre de cruauté ; mais vos malheureux amants n’en étaient pas moins coupables. C’est en donnant de beaux noms à des actions mauvaises que ceux qui tressailleraient à l’idée du vice réel sont conduits à en pratiquer les leçons, quand il se déguise sous les apparences de la vertu. — Je voudrais que vous sussiez, signor, répondit Thibaut, que ce lai de Cabestaing et de la dame Marguerite de Roussillon est regardé comme un chef-d’œuvre dans la joyeuse science. Fi donc, monsieur ! vous êtes trop jeune pour être un censeur de morale si sévère. Que ferez-vous quand votre tête sera grise, si vous êtes si rigide quand vos cheveux ont à peine achevé de brunir ? — Une tête qui écoute la folie pendant la jeunesse sera difficilement honorable dans le vieil âge, » répondit Arthur.

Thibaut n’avait pas envie de continuer la discussion.

« Ce n’est pas à moi, dit-il, à disputer avec Votre Seigneurie ; seulement je pense, comme tout véritable fils de la chevalerie et du chant, qu’un chevalier sans maîtresse est comme un ciel sans étoiles. — Ne le sais-je pas ? répondit Arthur ; mais mieux vaut rester dans les ténèbres que se laisser conduire par de fausses lumières qui nous mènent à notre ruine. — Oh ! il se peut que Votre Seigneurie ait raison, répliqua le guide. Il est certain que nous avons, même ici en Provence, beaucoup perdu de ce jugement exact en matière d’amour, avec lequel nous en décidions les embarras, les