même de s’être encore une fois trompé, Darsie ne put s’empêcher de réciter lui-même deux autres vers de la chanson que nous avons déjà citée : —
« Fruit tombant sans secouer l’arbre
N’a pas plus de goût que le marbre. »
Et pourtant, n’était-ce pas grand dommage, — si jeune et si jolie !
— L’imagination de Latimer ne l’aurait pas créée plus parfaite
sous ce rapport : — et le léger désordre de ses magnifiques cheveux
bruns, qui s’échappaient en boucles naturelles de dessous
son chapeau de voyage, les vives couleurs que l’exercice du
matin avait répandues sur ses joues, la rendait même plus séduisante
que d’habitude. Redgauntlet ne manquait pas de prendre
un visage moins sévère quand il la regardait, et, pour lui parler,
il avait un ton beaucoup plus doux que celui de sa grosse
voix ordinaire ; la figure renfrognée de Cristal Nixon lui-même
se relâchait quand il approchait d’elle, et c’était alors ou jamais
que son visage misanthropique exprimait quelque sympathie
pour le reste de l’humanité.
« Comment peut-elle, pensait Latimer, avoir tant l’air d’un ange, et pourtant n’être qu’une simple mortelle après tout ? — Pourquoi tant de laisser aller dans les manières, lorsqu’elle devrait être si réservée ? Comment est-il possible de concilier une conduite si leste avec la grâce et l’aisance qui la caractérisent ? »
La confusion d’idées qui occupaient l’imagination de Darsie donnait à ses regards un air singulier d’égarement, et son inattention pour les mets qu’on plaçait devant lui, de même que son silence et ses distractions, portèrent Lilias à lui demander avec sollicitude s’il sentait quelque retour de la maladie dont il avait récemment souffert. Cette demande fit lever les yeux à M. Redgauntlet, qui paraissait aussi perdu dans ses réflexions, et il répéta la même question avec un certain air d’intérêt. Latimer leur répondit qu’il se portait bien.
« Tant mieux alors, répliqua Redgauntlet ; car le chemin qui nous reste à parcourir nous met presque dans l’impossibilité de suspendre notre marche pour cause d’indisposition. — Nous n’avons pas, comme dit Hotspur[1], le loisir d’être malades. »
- ↑ Shakspeare, tragédie de Henri V. a. m.