Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 17, 1838.djvu/189

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Leyde ; que nous étudions la vie, non les livres. Roidis-toi contre les reproches d’une conscience trop délicate ; et quand tu feras le résumé des actions du jour, avant d’établir ta balance de compte, dis à l’esprit accusateur, à sa barbe de soufre, que si les oreilles ont entendu le bruit des os du diable agités dans des cornets, ta main ne les a pas touchés ; que si tes yeux ont contemplé la querelle de deux tapageurs, ton épée n’est pas sortie du fourreau. — Tout ceci peut être très-sage et très-spirituel, dit Nigel ; cependant je ne puis m’empêcher de penser que Notre Seigneurie et les autres personnes de qualité avec lesquelles nous avons dîné auraient pu choisir un lieu de rassemblement où l’on aurait été à l’abri des tapageurs, et un meilleur maître de cérémonies que cet aventurier étranger. — Tout cela s’amendera, sancte Nigelle, quand tu paraîtras comme un nouveau Pierre-l’Ermite, prêchant une croisade contre les dés, les cartes et les réunions mondaines. Nous nous rassemblerons dans l’église du Saint-Sépulcre, nous dînerons dans le chœur, et boirons notre vin dans la sacristie : le ministre débouchera toutes nos bouteilles, et son clerc répondra amen à chaque santé… Allons donc, mon cher, déridez-vous donc ; tâchez de vous débarrasser de cette humeur acre et insociable ; croyez-moi, les puritains, qui nous reprochent nos folies, notre humaine fragilité, ont eux-mêmes les vices de véritables démons : l’envie, la malice, la médisance, l’hypocrisie et l’orgueil spirituel dans toute sa présomption. Il y a aussi dans la vie beaucoup de choses qu’il faut voir, ne fût-ce que pour apprendre à les éviter. Will Shakspeare, qui vit après sa mort, et qui va bientôt vous procurer un plaisir que nul autre ne peut donner, a mis ces paroles dans la bouche du brave Falconbridge[1] :

« Oui, c’est un vrai bâtard du temps, celui qui ne se plaît point à observer le monde… Pour moi je suis résolu à connaître toutes ses ruses, non pour les pratiquer, mais pour n’en point être dupe. »

« Mais nous voici à la porte du théâtre de la Fortune, et nous entendrons l’incomparable Shakspeare parler lui-même. Lutin, et toi, vrai lourdaud, laissez les chevaux aux jockeys, et faites-nous faire place dans la foule. »

Ils mirent pied à terre, et les efforts persévérants de Lutin, qui se mit à jouer des coudes et à apostropher tout le monde, en proclamant bien haut le nom et le titre de son maître, réussirent à leur ouvrir un chemin au milieu de la foule des bourgeois qui murmuraient et des apprentis qui faisaient entendre leurs cla-

  1. King John, acte I.