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Sentant bien toutefois qu’un mauvais succès dans cette affaire serait (comme la bouteille de Trinculo versée dans l’abreuvoir[1]) suivi non seulement de déshonneur, mais encore d’une perte considérable, elle se disposa à procéder dans cette grande entreprise avec autant de précaution que le cas l’exigeait.

Nous avons déjà dit qu’il semblait entrer dans la nature même de cet être taciturne et insociable, au moins depuis sa retraite dans la profonde solitude de Jarlshof, de ne pas souffrir qu’on entamât un sujet de conversation devant lui, ou qu’on lui adressât une question sans une pressante et réelle nécessité. Swertha comprit donc que, pour préparer favorablement l’entretien qu’elle se proposait d’avoir avec son maître, elle devait le forcer à l’ouvrir lui-même.

Afin d’exécuter ce projet, en s’occupant à mettre la table pour le simple et solitaire dîner de M. Mertoun, elle affecta d’y placer deux couverts et de faire d’autres petits préparatifs, comme s’il dût avoir un hôte ou un compagnon de table.

Le stratagème réussit, car Mertoun, en sortant de son cabinet d’étude, ne vit pas plutôt le couvert ainsi préparé, qu’il demanda à Swertha, qui attendait l’effet de sa ruse, comme un pêcheur épie l’effet de ses appâts, en tournant de côté et d’autre dans la chambre, si Mordaunt était revenu de Burgh-Westra. »

Cette question était faite à souhait : Swertha répondit d’un ton de tristesse inquiète, moitié réelle, moitié affectée ; « Non, non !… rien de semblable n’est entré par notre porte. Ce serait une heureuse nouvelle, vraiment, d’apprendre que le jeune M. Mordaunt, le pauvre enfant ! est revenu sain et sauf à la maison. — Et s’il n’est pas revenu à la maison, pourquoi lui mettez-vous un couvert, radoteuse ? » répliqua Mertoun d’une voix bien propre à bouleverser les projets de la vieille femme. Mais elle riposta hardiment, qu’il fallait bien que quelqu’un pensât à M. Mordaunt ; que tout ce qu’elle pouvait faire était de tenir un siège et un morceau prêt pour son arrivée. Mais elle pensait que ce cher enfant était déjà bien loin ; et si elle osait le dire, elle avait la crainte de ne jamais le voir revenir.

« Vos craintes ! » s’écria Mertoun, dont les yeux s’enflammaient comme aux approches de son indomptable fureur ; « osez-vous bien me parler de vos craintes, à moi qui sais que dans votre sexe tout ce qui n’est pas légèreté, folie, présomption ou égoïsme, n’est qu’un amas de sottes frayeurs, de vapeurs stupides, et de pleurs ridicules ? Que me font vos terreurs, vieille insensée ? »

  1. Voyez la Tempête, de Shakspeare.