Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 16, 1838.djvu/254

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d’œufs de tortue, lorsque les complaisants oiseaux eurent mieux appris à connaître les méchantes dispositions de l’espèce humaine, et à prendre lestement leur vol, dès qu’ils me voyaient approcher. — Et les démons dont vous parliez ? reprit Minna. — J’avais mes appréhensions secrètes à leur égard : en plein jour et dans une obscurité complète, je ne redoutais pas beaucoup leur approche ; mais durant le crépuscule sombre du matin, ou lorsque la nuit commençait à tomber, je vis, la première semaine de mon séjour dans l’île grand nombre de spectres obscurs et informes, ressemblant, ceux-ci à un Espagnol, avec sa capa autour du corps et son grand sombrero[1], aussi large qu’un parasol, sur la tête… ceux-là à un marin hollandais, avec son haut bonnet et sa courte culotte… ou bien à un cacique indien, avec sa couronne de plumes et sa longue lance de canne. — N’approchiez-vous jamais d’eux pour leur parler ? — J’en approchais toujours ; mais je suis fâché de tromper votre attente, ma belle amie… chaque fois que j’avançais vers lui, ce fantôme se changeait en buisson, en bouquet d’arbres, en bouffée de brouillard ou quelque autre chose semblable, jusqu’à ce qu’enfin l’expérience m’apprit à ne plus m’effrayer de pareilles visions. Dès lors, je vécus seul à Coffin-Key, aussi peu alarmé de terreurs imaginaires que je l’avais jamais été dans la grande cabine d’un grand vaisseau avec une vingtaine de camarades autour de moi. — Vous vous amusez à mes dépens, Cleveland, avec ce conte qui n’aboutit à rien ; mais combien de temps êtes-vous resté dans l’île ? — Quatre semaines d’une misérable existence. Au bout de ce temps, je fus secouru par l’équipage d’un bâtiment qui venait chasser les tortues. Cependant, ma rigoureuse pénitence ne me fut pas inutile, car sur ce sable nu je trouvai le masque de fer qui fut depuis ma principale sécurité contre la trahison ou la mutinerie de mes gens. Ce fut là que je formai la résolution de ne plus paraître ni plus humain, ni mieux instruit, ni plus sensible, ni plus scrupuleux que les hommes auxquels la fortune m’avait attaché. Je réfléchis à ma première aventure, et je vis qu’en paraissant plus brave, plus adroit, plus entreprenant que les autres, j’avais acquis les titres nécessaires au commandement et au respect ; mais qu’en me montrant mieux élevé et plus civilisé qu’eux, j’avais encouru leur haine et leur envie, comme un être d’une espèce différente. Je résolus donc, puisque je ne pouvais me défaire de la supériorité que m’assuraient mon intelligence et mon éducation, d’aviser de mon

  1. Capa, manteau d’homme, et sombrero, chapeau. a. m.