Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 16, 1838.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

incertaine produite par l’épais brouillard, un étranger se fût à peine aperçu qu’il avait une nappe d’eau devant les yeux. Une scène de la plus complète solitude, dont toutes les beautés étaient singulièrement augmentées par l’extrême sérénité du temps, par la couleur grisâtre répandue dans l’atmosphère, et par le silence profond des éléments, ne peut que difficilement être imaginée. Les oiseaux aquatiques, qui fréquentaient ce lieu en grand nombre, n’avaient garde de troubler ce calme par leur vol bruyant ou par leurs cris, et passaient tranquillement sur l’eau silencieuse.

Sans rien viser particulièrement, sans avoir d’intention déterminée, sans presque penser à ce qu’il faisait, Mordaunt Mertoun inclina son fusil et le tira dans le lac. L’abondante charge de plomb en rida la surface comme eût fait une bouffée de grêle. Les collines reçurent le bruit du coup, et le répétèrent une fois, deux fois, trois fois avec tous leurs échos ; les oiseaux aquatiques se mirent à décrire mille cercles rapides et bizarres, répondant aux échos par mille cris divers, depuis le ton sonore du swabie ou swartback jusqu’au glapissement plaintif du tirracke et du kittiewake[1]

Mordaunt regarda un instant la multitude piaillarde avec un ressentiment qu’il se sentait pour le moment disposé à étendre sur toute la nature, et sur toutes ses productions animées ou inanimées, quelque peu qu’elles se rapportassent à sa mortification secrète.

« Oui, oui, dit-il, tournez, plongez, criez, hurlez, et tout cela pour avoir vu un objet étrange et avoir entendu un son inaccoutumé ! Il y a bien des gens comme vous sur ce globe. Mais vous apprendrez du moins, vous, » ajouta-t-il en rechargeant son arme, « que des objets et des sons nouveaux ne sont pas plus exempts de périls que peuvent l’être des liaisons nouvelles… Mais pourquoi déchargerais-je mon propre dépit sur ces innocentes mouettes ? » ajouta-t-il encore après un moment de silence ; « qu’ont-elles de commun avec les amis qui m’oublient ?… Je les aimais si bien toutes deux !… Et puis, être sitôt remplacé près d’elles par un étranger que le hasard a jeté sur la côte ! «

Tandis qu’appuyé sur son fusil il s’abandonnait au cours de ces réflexions pénibles, ses méditations furent subitement interrompues par quelqu’un qui lui frappa sur l’épaule. Il se retourna et vit Norna de Fitful-Head, enveloppée dans son noir et ample manteau. Elle l’avait aperçu du haut de la colline, et était descendue par un

  1. Swabie ou swartback est une espèce d’oiseau ou poule aquatique des îles Shetland, comme aussi le tirracke et le kittiwake' ou kittiewake a. m.