Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 11, 1838.djvu/176

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vous pas payé mille fois en sauvant la vie de cette chère enfant ? — Oui, reprit le Maître d’un ton de remords ; mais le petit service que je vous ai rendu n’était que l’effet d’un mouvement naturel : vous, en défendant ma cause, tout en n’ignorant pas le mal que je pensais de vous et combien j’étais votre ennemi, vous avez fait un acte de sagesse, de générosité et d’honneur. — Bah ! dit le seigneur garde des sceaux, chacun de nous deux a agi à sa façon ; vous, en brave militaire, et moi, en juge et conseiller intègre. Peut-être n’aurions-nous pu changer de rôle. Quant à moi, j’aurais fait un triste tauridor[1] ; et vous, mon bon Maître, quoique votre cause soit excellente, vous l’auriez peut-être plaidée moins bien que moi devant le conseil. — Mon généreux ami ! » dit Ravenswood ; et ce titre, que le lord Keeper lui avait si souvent prodigué, mais qu’Edgar lui donnait pour la première fois, prouva à son ancien ennemi qu’il venait d’obtenir toute la confiance d’un cœur fier et plein d’honneur. On remarquait dans le jeune gentilhomme son bon sens, sa perspicacité, ainsi que son caractère réservé, tenace et irascible : mais ses préjugés, quelque enracinés qu’ils fussent, ne pouvaient manquer de céder à l’amour et à la reconnaissance. Les charmes réels de la fille, joints aux services supposés du père, effacèrent de sa mémoire les serments de vengeance qu’il avait prononcés la nuit qui avait suivi les funérailles de son père ; malheureusement ils avaient été entendus et enregistrés sur le livre du destin.

Caleb était présent à cette scène extraordinaire : il ne voyait aucune autre raison d’une amitié si étrange qu’une alliance entre les deux maisons, et le château de Ravenswood donné en dot à la jeune demoiselle. Quant à Lucy, lorsque Ravenswood exprima les regrets les plus vifs de sa froide réception, elle ne put que sourire au milieu de ses larmes et lui assurer, d’une voix entrecoupée, tout en lui abandonnant sa main, le plaisir qu’elle éprouvait en voyant la réconciliation complète entre son père et son libérateur. L’homme d’état lui-même se sentit ému en voyant l’abandon plein de feu et sans réserve avec lequel le Maître de Ravenswood renonçait à sa haine et sollicitait son pardon ; ses yeux brillaient et se remplirent de larmes en regardant ces jeunes gens, qui déjà s’aimaient et qui semblaient faits l’un pour l’autre ; il pensait combien le caractère fier et chevaleresque de Ravenswood pourrait se montrer avec avantage dans des circonstances où lui-même se

  1. Celui qui tue les taureaux en Espagne. Le mot propre est torendor. a. m.