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INTRODUCTION À LA CONNAISSANCE

leurs ressources et toute leur activité en œuvre en faveur d’un objet unique.

C’est cette chaleur du génie et cet amour de son objet qui lui donnent d’imaginer et d’inventer sur cet objet même. Ainsi, selon la pente de leur âme et le caractère de leur esprit, les uns ont l’invention de style, les autres celle du raisonnement, ou l’art de former des systèmes. D’assez grands génies ne paraissent presque avoir eu que l’invention de détail : tel est Montaigne. La Fontaine, avec un génie différent de celui de ce philosophe, est néanmoins un autre exemple de ce que je dis. Descartes, au contraire, avait l’esprit systématique et l’invention des desseins ; mais il manquait, je crois, de l’imagination dans l’expression, qui embellit les pensées les plus communes[1].

À cette invitation du génie est attaché, comme on sait, un caractère original qui tantôt naît des expressions et des sentiments d’un auteur, tantôt de ses plans, de son art, de sa manière d’envisager et d’arranger les objets. Car un homme qui est maîtrisé par la pente de son esprit et par les impressions particulières et personnelles qu’il reçoit des choses, ne peut ni ne veut dérober son caractère à ceux qui l’épient. Cependant il ne faut pas croire que ce caractère original doive exclure l’art d’imiter : je ne connais point de grands hommes qui n’aient adopté des modèles. Rousseau a imité Marot ; Corneille, Lucain et Sénèque ; Bossuet, les prophètes ; Racine, les Grecs et Virgile ; et Montaigne dit quelque part qu’il y a en lui une condition aucunement singeresse et imitatrice. Mais ces grands hommes, en imitant, sont demeurés originaux, parce qu’ils avaient à peu près le même génie que ceux qu’ils prenaient pour modèles ; de sorte qu’ils cultivaient leur propre caractère sous ces maîtres qu’ils consultaient, et qu’ils surpassaient quelquefois : au lieu que ceux qui n’ont que de l’esprit sont toujours de

  1. Mais il manquait bien davantage de la justesse d’esprit nécessaire pour faire un bon usage des mathématiques ; voilà pourquoi il a dit tant de folies. — V.