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DE L’ESPRIT HUMAIN.

de ces hommes suffisants qui ont assez d’éducation et d’habitude du monde pour parler des choses qu’ils n’entendent point : aussi sont-elles le théâtre des plus impertinentes décisions ; et c’est là que l’on verra mettre à côté des meilleurs ouvrages, une fade compilation des traits les plus brillants de morale et de goût, mêlés à de vieilles chansons et à d’autres extravagances, avec un style si bourgeois et si ridicule que cela fait mal au cœur.

Je crois que l’on peut dire, sans témérité, que le goût du plus grand nombre n’est pas juste : le cours déshonorant de tant d’ouvrages ridicules en est une preuve sensible. Ces écrits, il est vrai, ne se soutiennent pas ; mais ceux qui les remplacent ne sont pas formés sur un meilleur modèle : l’inconstance apparente du public ne tombe que sur les auteurs. Cela vient de ce que les choses ne font d’impression sur nous que selon la proportion qu’elles ont avec notre esprit ; tout ce qui est hors de notre sphère nous échappe, le bas, le naïf, le sublime, etc. Il est vrai que les habiles réforment nos jugements ; mais ils ne peuvent changer notre goût, parce que l’âme a ses inclinations indépendantes de ses opinions ; ce que l’on ne sent pas d’abord, on ne le sent que par degrés, comme l’on fait en jugeant[1]. De là vient qu’on voit des ouvrages critiqués du peuple, qui ne lui en plaisent pas moins ; car il ne les critique que par réflexion, et il les goûte par sentiment. Que les jugements du public, épurés par le temps et par les maîtres, soient donc, si l’on veut, infaillibles ; mais distinguons-les de son goût, qui paraît toujours récusable.

Je finis ces observations : on demande, depuis longtemps, s’il est possible de rendre raison des matières de sentiment : tous avouent que le sentiment ne peut se con-

  1. Il y a, je crois, beaucoup de gens capables de sentir par degrés ou lorsqu’on les en avertit, des choses qu’ils n’avaient pas senties d’abord. Mais cela est vrai des beautés plutôt que des défauts. On n’est jamais choqué du défaut qui n’a pas choqué d’abord ; mais on peut, à force de réflexion, se transporter pour des beautés qu’on n’avait pas senties d’abord, parce qu’on n’avait pu en embrasser d’un coup d’œil tout le mérite. — S.