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DE L’ESPRIT HUMAIN.

Elles ne supposent pas nécessairement de grandes lumières, elles peignent le caractère de l’esprit. Ainsi ceux qui approfondissent vivement les choses ont des saillies de réflexion ; les gens d’une imagination heureuse, des saillies d’imagination ; d’autres, des saillies de mémoire ; les méchants, de méchanceté ; les gens gais, de choses plaisantes, etc.

Les gens du monde qui font leur étude de ce qui peut plaire, ont porté plus loin que les autres ce genre d’esprit ; mais, parce qu’il est difficile aux hommes de ne pas outrer ce qui est bien, ils ont fait du plus naturel de tous les dons un jargon plein d’affectation. L’envie de briller leur a fait abandonner par réflexion le vrai et le solide, pour courir sans cesse après les allusions et les jeux d’imagination les plus frivoles ; il semble qu’ils soient convenus de ne plus rien dire de suivi, et de ne saisir dans les choses que ce qu’elles ont de plaisant, et leur surface. Cet esprit, qu’ils croient si aimable, est sans doute bien éloigné de la nature, qui se plaît à se reposer sur les sujets qu’elle embellit, et trouve la variété dans la fécondité de ses lumières, bien plus que dans la diversité de ses objets. Un agrément si faux et si superficiel, est un art ennemi du cœur et de l’esprit, qu’il resserre dans des bornes étroites ; un art qui ôte la vie de tous les discours en bannissant le sentiment qui en est l’âme, et qui rend les conversations du monde aussi ennuyeuses qu’insensées et ridicules[1].

12. — Du Goût.

Le goût est une aptitude à bien juger des objets du sentiment. Il faut donc avoir de l’âme pour avoir du goût ; il faut avoir aussi de la pénétration, parce que c’est l’intelligence qui remue le sentiment[2]. Ce que l’esprit ne pénètre

  1. [Ce qui regarde l’esprit des conversations, et ce qu’on appelle le ton du monde, est d’un homme qui l’a bien connu. — La H.]
  2. J’ai regret à noter que Vauvenargues, ici, et dans les deux lignes qui suivent, contredit sa fameuse maxime : « Les grandes pensées viennent du cœur. » Dans la maxime, c’est le sentiment qui prévient l’intelligence, qui la remue, et la pensée va du cœur à l’esprit ; ici, au contraire, elle va de l’esprit au cœur. — G.