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INTRODUCTION À LA CONNOISSANCE

On ne saurait avoir un grand génie, sans avoir l’esprit étendu ; mais il est possible qu’on ait l’esprit étendu sans avoir du génie ; car ce sont deux choses distinctes. Le génie est actif, fécond ; l’esprit étendu, fort souvent, se borne à la spéculation ; il est froid, paresseux, timide.

Personne n’ignore que cette qualité dépend aussi beaucoup de l’âme, qui donne ordinairement à l’esprit ses propres bornes, et le rétrécit ou l’étend, selon l’essor qu’elle-même se donne.

11. — Des Saillies.

Le mot de saillie vient de sauter[1] ; avoir des saillies, c’est passer sans gradation d’une idée à une autre qui peut s’y allier ; c’est saisir les rapports des choses les plus éloignées, ce qui demande sans doute de la vivacité et un esprit agile. Ces transitions soudaines et inattendues causent toujours une grande surprise : si elles se portent à quelque chose de plaisant, elles excitent à rire ; si à quelque chose de profond, elles étonnent ; si à quelque chose de grand, elles élèvent ; mais ceux qui ne sont pas capables de s’élever, ou de pénétrer d’un coup d’œil des rapports trop approfondis, n’admirent que ces rapports bizarres et sensibles que les gens du monde saisissent si bien ; et le philosophe, qui rapproche par de lumineuses sentences les vérités en apparence les plus séparées, réclame inutilement contre cette injustice : les hommes frivoles, qui ont besoin de temps pour suivre ces grandes démarches de la réflexion, sont dans une espèce d’impuissance de les admirer, attendu que l’admiration ne se donne qu’à la surprise, et vient rarement par degrés[2].

Les saillies tiennent en quelque sorte dans l’esprit le même rang que l’humeur peut avoir dans les passions.

  1. [Bien. — V.]
  2. [Tout cela est très-beau. — V.]