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INTRODUCTION À LA CONNOISSANCE

pensée fugitive, de la retenir sous ses yeux pour en considérer le fond, et de ramener à un point une longue chaîne d’idées : c’est à ceux principalement qui ont cet esprit en partage, que la netteté et la justesse sont [le] plus nécessaires[1]. Quand ces avantages leur manquent, leurs vues sont mêlées d’illusions et couvertes d’obscurités ; et néanmoins, comme de tels esprits voient toujours plus loin que les autres dans les choses de leur ressort, ils se croient aussi bien plus proches de la vérité que le reste des hommes ; mais ceux-ci ne pouvant les suivre dans leurs sentiers ténébreux, ni remonter des conséquences jusqu’à la hauteur des principes, ils sont froids et dédaigneux pour cette sorte d’esprit qu’ils ne sauraient mesurer. Et même entre les gens profonds, comme les uns le sont sur les choses du monde, et les autres dans les sciences ou dans un art particulier, chacun préférant son objet dont il connaît mieux les usages, c’est aussi de tous les côtés matière de dissension.

Enfin, on remarque une jalousie encore plus particulière entre les esprits vifs et les esprits profonds, qui n’ont l’un qu’au défaut de l’autre ; car les uns marchant plus vite, et les autres allant plus loin, ils ont la folie de vouloir entrer en concurrence, et ne trouvant point de mesure pour des choses si différentes, rien n’est capable de les rapprocher.

9. — De la Délicatesse, de la Finesse et de la Force.

La délicatesse vient essentiellement de l’âme[2] : c’est une sensibilité dont la coutume, plus ou moins hardie, détermine aussi le degré[3]. Des nations ont mis de la délicatesse où d’autres n’ont trouvé qu’une langueur sans grâce ; cel-

  1. Descartes me paraît un esprit très-profond, quoique faux et romanesque. — V.
  2. La délicatesse est, ce me semble, finesse et grâce. — V.
  3. La coutume, les mœurs du pays qu’on habite, déterminent le degré de délicatesse et de sensibilité qu’on porte sur certaines choses, c’est-à-dire qu’elles forment en nous des habitudes qui rendent cette délicatesse plus ou moins sévère, cette sensibilité plus ou moins vive. — V.