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RÉFLEXIONS

Descartes, Pascal, tous grands philosophes ? Qui a plus de jugement et de sagesse que Racine, Boileau, La Fontaine, Molière, tous poètes pleins de génie ? Il est donc faux que les qualités dominantes excluent les autres ; au contraire, elles les supposent. Je serais très-surpris qu’un grand poète n’eût pas de vives lumières sur la philosophie, au moins morale, et il arrivera très-rarement qu’un vrai philosophe manque totalement d’imagination.

279. Descartes a pu se tromper dans quelques-uns de ses principes, et ne se point tromper dans ses conséquences, sinon rarement ; on aurait donc tort, ce me semble, de conclure de ses erreurs que l’imagination et l’invention ne s’accordent point avec la justesse[1]. La grande vanité de ceux qui n’imaginent pas est de se croire seuls judicieux et raisonnables ; ils ne font pas attention que les erreurs de Descartes, génie créateur, ont été celles de trois ou quatre mille philosophes, tous gens sans imagination. Les esprits subalternes n’ont point d’erreur en leur privé nom, parce qu’ils sont incapables d’inventer, même en se trompant ; mais ils sont toujours entraînés, sans le savoir, par l’erreur d’autrui ; et lorsqu’ils se trompent de leur chef, ce qui peut arriver souvent, c’est dans les détails et les conséquences ; mais leurs erreurs ne sont ni assez vraisemblables pour être contagieuses, ni assez importantes pour faire du bruit.

280. Ceux qui sont nés éloquents parlent quelquefois avec tant de clarté et de brièveté des grandes choses, que la plupart des hommes n’imaginent point qu’ils en parlent avec profondeur[2]. Les esprits pesants, les sophistes, ne reconnaissent pas la philosophie, lorsque l’éloquence la rend populaire, et qu’elle ose peindre le vrai avec des traits

  1. Var. : [« Cependant bien des gens médiocres ne croient pas que ce philosophe fût fort judicieux, et ils voudraient bien en conclure » que l’imagination, etc.]
  2. Var. : « Les grands hommes parlent si clairement, que les sophistes ne s’aperçoivent pas qu’ils pensent profondément. » — Cette phrase de la 1re édition était amphibologique, et c’est pour cela, sans doute, que Vauvenargues en a changé la rédaction. — G.