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RÉFLEXIONS

268. On ne doit pas non plus demander aux auteurs une perfection qu’ils ne puissent atteindre : c’est faire trop d’honneur à l’esprit humain de croire que des ouvrages irréguliers n’aient jamais [le] droit de lui plaire, surtout si ces ouvrages peignent les passions[1] ; il n’est pas besoin d’un grand art pour faire sortir les meilleurs esprits de leur assiette, et pour leur cacher les défauts d’un tableau hardi et touchant. Cette parfaite régularité, qui manque aux auteurs, ne se trouve point dans nos propres conceptions ; le caractère naturel de l’homme ne comporte pas tant de règle. Nous ne devons pas supposer dans le sentiment une délicatesse que nous n’avons que par réflexion[2] ; il s’en faut de beaucoup que notre goût soit toujours aussi difficile à contenter que notre esprit.

269. Il nous est plus facile de nous teindre d’une infinité de connaissances, que d’en bien posséder un petit nombre [3].

270. Jusqu’à ce qu’on rencontre le secret de rendre les esprits plus justes, tous les pas que l’on pourra faire dans la vérité n’empêcheront pas les hommes de raisonner faux ;

  1. Var. : « Le but des poètes tragiques est d’émouvoir ; c’est faire trop d’honneur à l’esprit humain de croire que des ouvrages irréguliers ne peuvent produire cet effet. Il n’est pas besoin de tant d’art pour tirer les meilleurs esprits de leur assiette, et leur cacher de grands défauts dans un ouvrage qui peint les passions. »
  2. Add. : « Ni imposer aux auteurs une perfection qu’ils ne puissent atteindre ; notre goût se contente à moins. Pourvu qu’il n’y ait pas plus d’irrégularités dans un ouvrage que dans nos propres conceptions, rien n’empêche qu’il ne puisse plaire, s’il est bon d’ailleurs. N’avons-nous pas des tragédies monstrueuses note qui entraînent toujours les suffrages, malgré les critiques, et qui sont les délices du peuple, je veux dire de la plus grande partie des hommes ? Je sais que le succès de ces ouvrages prouve moins le génie de leurs auteurs que la faiblesse de leurs partisans ; c’est aux écrivains délicats à choisir de meilleurs modèles, et à s’efforcer, dans tous les genres, d’égaler la belle nature ; mais, comme elle n’est pas exempte de défauts, toute belle qu’elle paraît, nous avons tort d’exiger des auteurs plus qu’elle ne peut leur fournir. »
  3. Cette pensée, les deux qui suivent, et leurs variantes, sont développées dans les Discours sur le Caractère des différents siècles et Sur les mœurs du siècle. — G.


« On peut citer, par exemple, le théâtre de Shakespeare, et son prodigieux succès en Angleterre depuis plusieurs siècles, malgré les nombreuses irrégularités de ses pièces. » (Note de Vauvenargues.) — G.