Page:Œuvres de Vauvenargues (1857).djvu/44

Cette page a été validée par deux contributeurs.
xxx
ÉLOGE.


ne les rendait fidèlement que de souvenir. En effet, un objet trop prochain gêne le regard, et à l’observateur, comme au peintre, il faut une certaine profondeur de perspective. Et puis, quand on le voit de trop près, le monde offusque ou irrite ; de loin, il n’excite plus que compassion et indulgence. Pourquoi Saint-Simon et La Rochefoucauld sont-ils si durs, si impitoyables pour l’homme ? C’est qu’ils le pratiquent encore au moment où ils le jugent, c’est qu’ils écrivent sur le champ de bataille même, alors que leurs blessures sont toutes vives encore, et toutes saignantes. Dans la retraite, le sentiment s’épure en se désintéressant du mouvement de ce monde, la raison se rassied, et l’œil, plus calme, voit les choses à leur point. C’est dans ces favorables conditions que se trouvait Vauvenargues : il a vécu avec les hommes, mais il les juge dans la solitude, cette solitude « qui est, dit-il, à l’âme ce que la diète est au corps. » Ce n’est pas qu’il soit dégoûté de la société, ou qu’il la dédaigne, car il aime la gloire, et c’est la société qui la décerne ; il a trop besoin de l’approbation des hommes pour rompre avec eux, ou pour en parler avec amertume. D’ailleurs, pourquoi serait-il amer ? Sans doute, il a souffert dans la vie, mais, du moins, il n’a pas souffert par sa faute. Tel moraliste n’est si mécontent des autres, que parce qu’il est mécontent de lui-méme : Vauvenargues n’a rien à regretter, et ne regrette rien de ce qu’il a fait ou de ce qu’il a voulu faire. Nous touchons ici à ce qu’il y a de plus grand dans ce grand caractère, la sérénité dans la douleur : il est jeune, et la jeunesse, on l’a remarqué, n’est pas l’âge de l’indulgence ; il semble qu’un destin jaloux ait pris à tache de détruire à mesure toutes ses espérances, et son ardeur et son infatigable persévérance n’ont pu le faire sortir de cette obscurité qui lui pèse ; quel beau texte contre le néant de la vie, contre l’injustice des hommes ou du sort ! Certes, on déclamerait à moins ; un infortuné de notre siècle n’y eût pas manqué, et j’entends d’ici les sombres plaintes des fils de Werther et de René. Ajoutez à cela qu’il souffre, non de cette souffrance indéterminée et intermittente, dont on met, comme tel moraliste de nos jours, cinquante ans à mourir, mais de ces douleurs trop cruellement précises, et toujours présentes, qui ne laissent ni ré-