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reux, sans avoir en même temps de grandes lumières et des passions ardentes, qui éclairent l’âme sur toutes les choses de sentiment, c'est-à-dire, sur la plus grande partie des objets que l’homme connaît le mieux. Le génie qui fait les poètes est le même qui donne, la connaissance du cœur de l'homme ; Molière et Racine n'ont si bien réussi à peindre le genre humain, que parce qu’ils ont eu l’un et l'autre une grande imagination ; tout homme qui ne saura pas peindre fidèlement les passions, la nature, ne méritera pas le nom de grand poète. Ce mérite si essentiel ne le dispense pas d'avoir les autres; un grand poète est obligé d'avoir des idées justes, de conduire sagement tous ses ouvrages, de former des plans réguliers, et de les exécuter avec vigueur. Qui ne sait qu’il est peut-être plus difficile de former un bon plan pour un poème, que de faire un système raisonnable sur quelque petit sujet philosophique ? Je sais bien qu’on m'objectera que Milton, Shakespeare, et Virgile méme, n'ont pas brillé dans leurs plans : cela prouve que le talent peut subsister sans une grande régularité, mais ne prouve point qu'il l’exclue. Combien peu avons-nous d’ouvrages de morale et de philosophie où il règne un ordre irréprochable ! Est-il surprenant que la poésie se soit si souvent écartée de cette sagesse de conduite, pour chercher des situations et des peintures pathétiques, tandis que nos ouvrages de raisonnement, où on n’a recherché que la méthode et la vérité, sont la plupart si peu vrais, et si peu méthodiques ? C'est donc par la faiblesse naturelle de l’esprit humain que quelques poèmes manquent de conduite, et non parce que le défaut de conduite est propre à l'esprit poétique. Je suis fâché qu’un esprit supérieur, comme M. de Fontenelle, veuille bien appuyer de son autorité les préjugés du peuple contre un art aimable, et dont le génie est donné à si peu d'hommes. Tout génie qui fait concevoir plus vivement les choses humaines, comme on ne peut le refuser à la poésie, doit porter partout plus de lumières ; je sais que ce sont des lumières de sentiment, qui ne serviraient peut-être pas