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DE VAUVENARGUES.


ne pouvoir prendre l’essor. Vauvenargues ne sera pas plus négociateur, ou homme d’État, que général d’armée ; un dernier coup ruine à jamais sa santé déjà si chancelante. Il faut savoir l’étendue de ses douleurs pour savoir l’étendue de son courage : dans la retraite de Bohème il avait eu les jambes gelées, puis des plaies s’y étaient ouvertes, et la petite vérole survient, qui l’achève. Non-seulement il est défiguré, mais il est presque aveugle ; le contre-coup de la maladie, plus terrible que la maladie même, s’est fait sentir à la poitrine, et une toux trop significative l’avertit de sa mort prochaine. Va-t-il enfin désespérer de lui-même ? Ecoutez-le, voyez-le : « Le désespoir, s’écrie-t-il, est la plus grande de nos erreurs » (Maximes) ; et, mettant la main sur sa blessure, il regarde la mort du même œil qu’il regardait l’ennemi. Je comprends maintenant ce cœur stoïque et tendre, dont parle Marmontel dans un de ses meilleurs vers ; je comprends ce cri d’admiration de Voltaire : « Je l’ai toujours vu le plus infortuné des hommes, et le plus tranquille. » Vauvenargues va mourir ; il le sait ; mais, dans le sentiment même de l’énergie qui lui reste quand tout lui manque, il trouve encore un dédommagement, et il écrit ces lignes si poignantes et si belles : « Le malheur même a ses charmes dans les grandes extrémités ; car cette opposition de la fortune élève un esprit courageux, et lui fait ramasser toutes ses forces qu’il n’employait pas[1] ; » et ses dernières forces, il les ramasse pour un suprême effort, une suprême espérance.

Dans le temps même où il ne cherchait son avenir que dans les armes ou dans les affaires, il avait aimé les lettres et les avait cultivées ; mais ce qui n’avait été jusque-là que le besoin ou le délassement d’une intelligence naturellement active, devient pour lui un dernier but et un dernier moyen de gloire. On voit la transition dans cette Maxime : « La fortune exige des soins ; il faut être souple, cabaler, n’offenser personne, cacher son secret, et même, après tout cela, on n’est sûr de rien. Sans aucun de ces artifices, un ouvrage fait de génie remporte de lui-même les

  1. 10e Conseil à un Jeune homme.