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DE L’ESPRIT HUMAIN.

Je me hâte, afin d’en venir à une question plus sérieuse. On demande si la plupart des vices ne concourent pas au bien public, comme les pures vertus. Qui ferait fleurir le commerce sans la vanité, l’avarice, etc. ?

En un sens cela est très vrai ; mais il faut m’accorder aussi que le bien produit par le vice est toujours mêlé de grands maux[1]. Ce sont les lois qui arrêtent le progrès de ses désordres ; et c’est la raison, la vertu, qui le subjuguent, qui le contiennent dans certaines bornes, et le rendent utile au monde.

À la vérité, la vertu ne satisfait pas sans réserve toutes nos passions ; mais si nous n’avions aucun vice, nous n’aurions pas ces passions à satisfaire ; et nous ferions par devoir ce qu’on fait par ambition, par orgueil, par avarice, etc. Il est donc[2] ridicule de ne pas sentir que c’est le vice qui nous empêche d’être heureux par la vertu. Si elle est si insuffisante à faire le bonheur des hommes, c’est parce que les hommes sont vicieux ; et les vices, s’ils vont au bien, c’est qu’ils sont mêlés de vertus, de patience, de tempérance, de courage, etc.[3] Un peuple qui n’aurait en partage que des vices, courrait à sa perte infaillible.

Quand le vice peut procurer quelque grand avantage au monde, pour surprendre l’admiration, il agit comme la vertu, parce qu’elle est le vrai moyen, le moyen naturel du bien ; mais celui que le vice opère n’est ni son objet[4],

  1. Il faut remarquer que l’auteur du Mondain, que Voltaire ne fait aucune objection à ce passage, et que c’est précisément ce chapitre qu’il admirait le plus dans Vauvenargues. « J’ignore, dit-il, si jamais aucun de ceux qui se sont melés d’instruire les hommes, a rien écrit de plus sage que son chapitre sur le bien et sur le mal moral. » — G.
  2. [Conclusion trop éloignée. — V.][Conclusion trop éloignée. — V.]
  3. * Vauvenargues dira plus loin (1er Discours sur la gloire) : « Le vice n’obtient point d’hommage réel. Si Cromwell n’eut été prudent, ferme, laborieux, libéral, autant qu’il était ambitieux et remuant, ni la gloire, ni la fortune n’auralent couronné ses projets, etc. » — G.
  4. Un critique, sinon des plus profonds, du moins des plus délicats et des plus fins, Vinet (Hist. de la Litt. française au xviiie siècle, tome Ier, p. 200), cite,